« Le Dernier Combat de Loretta Thurwar  » de Nana Kwame Adjei-Brenyah : ceux qui vont mourir te saluent !

Après un recueil de nouvelles très remarqué, Friday Black, le jeune écrivain américain d’origine ghanéenne, Nana Kwame Adjei-Brenyah revient avec un premier roman qui donne à voir avec une effarante lucidité la violence et la déshumanisation de notre monde. Usant de la dystopie comme miroir grossissant, il montre à quoi ressemblerait un système carcéral aux mains du secteur privé : avidité prédatrice, dérives racistes et sexistes. La société du spectacle dans toute son horreur.

Nana Kwame Adjei-Brenyah
@ Alex M.Philip

Dystopie vraiment ? L’auteur nous plonge dans des Etats-Unis qui ressemblent à deux doigts à l’Amérique d’aujourd’hui si ce n’est ce programme judiciaire qui entend absoudre le crime par le sang, le DPAC (Divertissement pénal d’action criminelle), et qui remporte un succès fou. Le concept est simple : des néo-gladiateurs combattent à mort dans une arène, tous des prisonniers condamnés à mort ou à de très lourdes peines, quasi que des Afro-américains. On les appelle les Maillons formant des Chaînes liées chacune à une prison. Leurs combats sont filmés ainsi que leur quotidien hors combat dans une téléréalité sordide qui a érigé les plus coriaces en super star. S’ils survivent à trois années de tournée, ils seront libérés.

le dernier combat de Loretta ThurwarTout en convoquant un imaginaire rempli de références littéraires et cinématographiques (pêle-mêle et bien d’autres, Hunger games de Suzanne Collins, Running man de Stephen King, Roller ball de William Harrison ou encore Battle royale de Koshun Takani), l’univers élaboré par l’auteur est d’une grande inventivité, regorgeant de détails et trouvailles rendant l’invraisemblable plausible.

L’intrigue principale tourne autour du destin de Loretta Thurwar, génial personnage à la badass attitude dont on fait la connaissance dans le prologue lorsqu’elle remporte son premier combat face à la star Melancholia Bishop. On la retrouve ensuite au sommet de sa gloire. Elle est Colossale suprême, invincible avec son marteau Hass Omaha, icône du sport d’action, un sex-symbol formant un couple légendaire avec une autre combattante de sa Chaîne, Hurricane Staxxx armée de sa faux aiguisée comme un rasoir. Il ne lui reste plus que trois matchs avant d’être libérée, ce qu’aucun autre Maillon n’a réussi avant elle.

Afin d’offrir un panorama complet, Nana Kwame Adjei-Brenyah projette également sa caméra (à moins que ce ne soit ses les HMC -Holo Microphone Camera – Eyeball, petites caméras auto-aéro-propulsées qui filment non stop les Maillons) sur tous les protagonistes secondaires : d’autres gladiateurs (de sa Chaîne ou des rivales), descadres de la production TV, le présentateur, des manifestants abolitionnistes, des téléspectateurs.

En multipliant les points de vue, le récit explose dans tous les sens avec une joyeuse insoumission qui ralentit la digestion de toutes les informations balancées. Mais cette confusion narrative ne perturbe en rien le plaisir de lecture car Nana Kwame Adjei-Brenyah sait où il veut mener le lecteur, main ferme aux commandes, aiguisant l’appétit pour les scènes d’action archi sanglantes qu’il excelle à raconter avec un brio survolté. Le lecteur est ainsi déchiré entre le dégoût moral que lui inspire ces mises à mort en direct, et une excitation primitive, dissonance cognitive qui perturbe et harcèle en permanence. Car nous sommes tous des maillons de la chaîne. Les consommateurs, c’est nous, nous qui applaudissons avec du sang sur les mains, ne valant pas mieux que les fans sanguinaires au bord de l’arène.

Le roman est ainsi animé d’une rage exaltée qui ne cherche pas à faire dans la nuance pour mieux dénoncer les inégalités raciales aux Etats-Unis et de façon plus large le système carcéral américain avec la peine de mort toujours pratiquée dans de nombreux Etats. Nana Kwame Adjei-Brenyah ose même les sous-textes explicites en bas de page, extraits du Code pénal américain et de la Constitution, ou de rapports statistiques sur la prison et la justice, afin de nourrir la réflexion.

Le Dernier combat de Loretta Thurwar se mue en cri de protestation mais sans prêcher directement, préférant montrer la facilité à accepter un monde malsain et inique. Au final, les figures les plus humaines, ce sont justement ces gladiateurs que l’auteur ne réduit jamais aux crimes qu’ils ont commis avant d’être incarcérés, donnant à voir au contraire leurs paysages intérieurs, leurs amitiés, leurs amours, leurs souvenirs de la vie civile.

Marie-Laure Kirzy

Le Dernier combat de Loretta Thurwar
Roman de Nana Kwame Adjei-Brenyah
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié
Editeur Albin Michel (collection Terres d’Amérique)
464 pages – 24,90 euros
Date de parution 5 mars 2025

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