Après avoir fait parler les arbres dans l’inoubliable L’Arbre-monde (Prix Pulitzer 2019), Richard Powers parle pour l’Océan. Grande figure de la littérature américaine contemporaine, il revient avec un roman total capable de combiner imagination poétique et ancrage dans le réel, ode à la nature océanique et réflexion puissante sur l’IA. Un Jeu sans fin est un de ces romans dont l’expérience de lecture transforme profondément le lecteur.

Todd Keane est un multimilliardaire, magnat du numérique, génie du codage, créateur de la plateforme virtuelle Playground, tentaculaire réseau social extrêmement lucratif. A 57 ans, il se fait diagnostiquer une maladie neurodégénérative très agressive, la démence à corps de Lewy. Avant que ses souvenirs ne soient définitivement dissous, il revient sur sa vie en la contant à un mystérieux « vous », évoquant la naissance de Playground et les balbutiements d’Internet puis de l’IA, ainsi que sa relation avec Rafi Young, bibliophile afro-américain boursier rencontré dans un lycée d’élite, dont l’amitié aussi indéfectible qu’houleuse s’est nouée autour de parties de go.
La richesse de premier arc narratif aurait suffi à composer un excellent roman. En totale maitrise de son art, Richard Powers en ajoute deux autres tout aussi puissants : le destin d’Evelyne Beaulieu, plongeuse exceptionnelle qui a surmonté sexisme, vie conjugale et maternité pour devenir une des plus grandes océanographes, partageant sa passion pour la vie sous-marine dans un livre illustré qui a bouleversé Todd Keane alors âgé de dix ans; et enfin, un dernier volet situé sur l’île polynésienne de Makatea, où tous les personnages convergent, pour différentes raisons, dans un futur proche, avec en toile de fond un choix existentiel à trancher pour ses 82 habitants : accepter ou pas un projet futuriste de ville flottante modulaire alors que la nature, ravagée par l’exploitation française des mines de phosphates jusqu’en 1966, commence à peine à se relever. Les trois récits se chevauchent, vont et viennent, se font écho, dialoguent entre eux sur des décennies.
Un Jeu sans fin est un livre de sorcier, aussi à l’aise sous l’eau qu’hors, tour à tour conte magique sur les merveilles et les mystères de la vie océane, lucide constat anthropocène ancré dans l’urgence du dérèglement climatique, thriller inquiétant sur l’impact de l’IA sur nos vies, allégorie puissante des ravages d’un postcolonialisme fusionnant avec le capitalisme le plus prédateur, mais aussi, et avant tout roman d’amitié aux accents mélancoliques. Quel que soit le thème abordé, sa beauté est électrisante, notamment lors des passages décrivant le pouvoir enchanteur du monde marin, une raie manta géante qui joue avec les salves de bulles qui s’échappent du détendeur d’Evelyne Beaulieu ou lorsque cette dernière rencontre un danseur jongleur de lumières, un sépiide qui palpite des couleurs les plus extraordinaires:
« Tout son corps blêmit jusqu’à être blanc comme l’Antarctique, et il se recroquevilla dans une pose de guerrier farouche. Sa peau se hérissa d’une chair de poule épineuse, puis s’embrasa en une flamme. Les bras se firent épées, pour une danse du sabre sans ennemi et sans spectateur. Il frappait d’estoc et de taille, portrait craché de Kali, déesse deu temps, du changement, de la destruction et de la création. Le sépiide montait un spectacle. (…) Elle pensait avoir vu toutes les couleurs qu’un sépiide pouvait produire, mais celui-ci offrait des nuances de cannelle et de roux, d’écarlate, de carmin, de bordeaux, qui lui étaient totalement inconnues. Il clignotait de couleurs si subtiles qu’elle n’aurait pas su dire où elles s’inscrivaient dans le spectre. Les lumières parcourant la longueur de son corps pulsaient et évoluaient. Elles lançaient un thème suivi de variations toujours plus amples. Ce light-show lui rappelait les casinos de Las Vegas; les déroulés en Technicolor des enseignes de Times Square. Une grammaire obscure gouvernait ces motifs flamboyants, une riche syntaxe et une sémantique aux règles et aux combinaisons insondables, et bien qu’Evie ne puisse rien en déchiffrer elle était sûre que ça avait un sens. »
Au-delà des fulgurances poétiques qui impriment dans les rétines des images à la beauté inouïe, au-delà des personnages, tous inoubliables, dont l’épaisseur émotionnelle propose une humanité vraie, au-delà du romanesque de leurs destinées, chaque page convoque subtilement l’intelligence du lecteur, l’accompagnant dans une réflexion lucide et féconde sur notre époque.
Richard Powers a composé un roman total qui questionne avec intensité l’avenir du monde et la place de l’Homme: l’IA conduira-t-elle à l’extinction de l’humanité ? Pourra-t-elle ressusciter les morts ? Qu’est-ce que vivre et être humain dans une planète mourrante repensée par l’IA ?
Entre philosophie et anticipation, les cent dernières pages sont vertigineuses jusqu’à un dénouement auquel le lecteur n’était pas préparé, une utopie superbe qui place l’art en capacité de guérir un monde malade. On referme les pages chamboulé, étourdi par la puissance de ce roman.
Marie-Laure Kirzy
Un jeu san fin
Quand un nouveau livre de Richard Powers est publié, c’est un évènement et je suis impatient de le lire. J’admire la plume de cet écrivain et aime toujours les sujets qu’il aborde et c’est extrêmement bien documenté, C’est aussi une part de sa vie qui est très riche. Richard Poqwers aime la musique, il en a fait. Il est curieux et scientifique.
Parmi les livres que j’ai préférés, je place en tête Orfeo qui n’a pas eu le succès que j’aurais espéré. Puis l’arbre monde, le temps où nous chantions etc. etc.
Comment dire que j’ai été déçu par ce dernier livre, alors que l’ensemble de la presse et des lecteurs ne tarissent pas d’éloge. Des pages et des pages de critiques qui résument le livre, citent des passages qui sont très beaux. D’où vient cette désillusion ?
Les personnages de Richard Powers sont bons et se heurtent à la méchanceté d’un monde dans lequel ils ont du mal à trouver leur place. Ici encore c’est vrai.
Cependant j’ai l’impression qu’il cherche à cocher toutes les cases de ce qui fait l’actualité.
Il y a Rafi Young le noir que son père a voulu préserver en l’envoyant dans le milieu dirigeant blanc et qui se sent mal à l’aise tout le temps.
Il y a le blanc Todd Keane qui va devenir extrêmement riche par le développement de l’informatique.
Il y a la jeune fille Evelyne Beaulieu (Evie) qui se confronte à un monde d’hommes par la plongée sous marine.
Il y a la petite polynésienne Ina Aroita de Makatea qui n’est là que pour justifier la fin du livre et le bon peuple polynésien perdu sur son ile déserte.
Nous suivons tout ce petit monde et nous avons droit à des pages et des pages de pseudo psychanalyse de ces étudiants mal dans leur peau dans un monde qui ne leur convient pas.
Il n’y a aucun méchant dans l’histoire. Même Elloit le gamer informaticien n’a rien vu venir. Il n’a jamais eu les dents longues.
Les insulaires isolés sont tous des gentils. Il n’y a aucune friction sur l’île. Or il est bien connu pourtant qu’il suffit d’isoler des personnes pour qu’elles se tapent dessus. Tout est trop beau.
Que dire de ces pages entières sur les descriptions de l’océan , la liste des poissons et des fonds marins ?