« Alouette », d’Andréa Delcorte : cauchemars dans l’île aux enfants perdus

Quand une BD dont on n’attendait pas forcément grand-chose réussit à surprendre à ce point, on ne peut être que ravi ! Derrière ses allures de récit jeunesse, Alouette s’avère en fait un long cauchemar d’une puissance inouïe, révélant du même coup un auteur dont il faudra retenir le nom.

Alouette – Andréa Delcorte
© 2025 Delcorte / Glénat

Après avoir perdu son copain Pilou lors d’un naufrage, Alouette vient d’échouer miraculeusement sur une île peuplée de créatures toutes plus étranges les unes que les autres. Très vite, elle sera recueillie par Orville, un noble gentilhomme arrivé ici pour des raisons obscures, et Wiks, une jeune femme native qui semble avoir perdu contact avec les siens. N’acceptant pas la mort de Pilou, Alouette sera bientôt submergée par les fantômes de son passé et des visions terrifiantes. Seul moyen de soulager sa conscience, elle s’est jurée de retrouver son jeune ami coûte que coûte …

Alouette – Andréa DelcorteVoilà une BD vraiment surprenante à bien des égards. Tout d’abord, si la couverture, malgré son côté un peu inquiétant, pourrait suggérer qu’on a affaire à un ouvrage jeunesse, il ne faut absolument pas s’y fier. Dès les premières pages, ce sont deux enfants qui sont mis en scène, une fille et un garçon, celui-ci se noyant tragiquement sous les yeux de sa compagne après une violente tempête en mer… D’ailleurs, on n’est pas sûr que cette dernière soit vraiment une fille avec ses cheveux courts en bataille et sa tenue masculine (l’action se situe tout de même dans un passé lointain, au XVIIIe siècle environ, même si cela n’est pas précisé). Bref… L’île où elle échoue est loin d’être un paradis perdu à la Robinson Crusoé… En effet, très vite on bascule dans une sorte de cauchemar où, au cœur d’une nature peu avenante, un monstre effrayant ne va pas tarder à surgir, avec d’autres créatures qui semblent appartenir à une autre planète… Et tout cela n’est que le début. Car la suite viendra confirmer que ce n’est pas vraiment un album adapté aux gosses.

Alouette, la jeune « garçonne » présente un caractère énergique et souvent agressif, on la découvre rongée par la culpabilité et en proie à ses démons, se sentant responsable de la mort supposée de Pilou. Constamment sur la défensive, on perçoit la tempête sous son crâne, mais elle semble malgré tout avoir trouvé une forme d’apaisement en compagnie d’Orville et de Wiks. Mais comment tout cela est-il arrivé ? Dans une narration alternant présent et flashbacks, on découvre qu’Alouette et Pilou, contraints de mendier ou de se prostituer pour survivre, étaient pourchassés par la soldatesque royale, après que le gamin ait tué accidentellement un garde. Dans cette société médiévale où règne la misère et l’injustice, les enfants vagabonds peuvent très bien finir dans les geôles royales. Sans trop spolier le récit, on dira que les deux enfants se retrouvèrent passagers clandestins d’un navire, juste avant le naufrage ayant entrainé la mort de Pilou, du moins c’est ce que semble s’imaginer Alouette…

La thématique centrale du récit, la culpabilité et la rédemption, l’éloigne encore davantage du registre jeunesse, pour un dénouement terrible qui laisse le lecteur littéralement pétrifié. Andréa Delcorte donne par ailleurs quelques coups de canifs discrets aux stéréotypes de genre ; d’abord avec Alouette et ses allures de « garçonne » qui ne veut pas s’en laisser conter, puis avec Wiks, la jeune femme autochtone, d’une rare bienveillance, à la fois douce, maternelle, et forte comme un roc… Et c’est aussi ce qui ajoute à la force du récit : des personnages bien construits et attachants.

C’est très bien raconté, et le dessin, qui pourrait paraître simpliste au premier abord, sert parfaitement bien cette histoire comme un fil tendu qui respire l’urgence. Le trait est extrêmement nerveux mais parfaitement lisible, la mise en page dynamique, accompagnant très bien la tension narrative qui enserre le livre sans relâche. Certaines planches sont même très belles, notamment celles où Orville et Andrea quittent l’île à bord de leur coquille de noix pour se retrouver plus tard au cœur d’une tempête en pleine mer… De même, les huit scènes médiévales qui clôturent le livre évoquent certaines peintures de Bruegel.

Alouette, c’est la très bonne surprise qu’on n’attendait pas, et qui place d’emblée Andréa Delcorte sur la liste des auteurs à suivre. Un récit extrêmement âpre sur l’enfance, se déroulant dans un monde impitoyable, qui ne s’adresse donc pas aux enfants mais reste transcendé par son onirisme vénéneux et véritablement fascinant.

Laurent Proudhon

Alouette
Scénario & dessin : Andréa Delcorte
Editeur : Glénat
192 pages – 20,50 € (version num. : 14,99 €)
Parution : 29 janvier 2025

Alouette — Extrait :

Alouette – Andréa Delcorte
© 2025 Delcorte / Glénat

 

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