Ian Manook nous raconte l’histoire incroyable mais 100% vraie de la traque du « trappeur fou de la Rat River » dans le grand nord Canadien, en 1932… Quand la furie des hommes défiait celle de la nature.

On connait bien désormais Ian Manook cet écrivain-voyageur, auteur de thrillers dits « ethniques« , qui nous balade depuis une dizaine d’années vers diverses contrées exotiques, depuis la Mongolie de son Yeruldelgger jusqu’à son plus récent Krummavisur islandais.
Ian Manook c’est l’un des multiples visages de Patrick Manoukian, journaliste au look de Commandant Cousteau (il écrit également sous le pseudo de Roy Braverman pour des trucs plus américains).
En 2023, il avait publié ce Ravage qui était un peu passé en dessous de nos radars mais c’est sa dernière traque dans la toundra, Débâcle, qui nous l’a fait ressortir de sous la neige.
Si ce Ravage est un peu méconnu, il faut le réhabiliter rapidement : c’est peut-être bien le meilleur Manook à ce jour, vraiment.
Peut-être parce que l’auteur met en scène une histoire vraie : la traque en 1932 du trappeur fou de la Rat River par la Gendarmerie Royale Canadienne. Une immense chasse à l’homme qui mobilisa des dizaines de trappeurs et de policiers, des centaines de chiens, des dizaines de traîneaux et même un avion pendant presque deux mois de traque !
Tout ça pour un gars dont on ne connaîtra même pas le vrai nom. Jones peut-être.
Il en faut moins pour éveiller notre insatiable curiosité !
Dès le prologue, nous voici partis à fond de traîneau pour Aklavik, au pied des Monts Richardson qui marquent la frontière entre les Territoires du Nord-Ouest (Canada) et l’Alaska. Bref, au bout du monde.
Il ne faut que quelques pages à Manook pour nous emmitoufler dans nos fourrures et nous sangler sur le traîneau. C’est parti pour plusieurs semaines de traque, de neige, de raquettes, de blizzard et de chiens.
De drame.
« […] Les chiens comprennent le drame qui se joue. L’urgence aussi. Malgré la nuit et le froid, ils redoublent d’efforts. La température est tombée sous les cinquante degrés. Le blizzard souffle d’interminables rafales chargées de poudrin. Des cristaux abrasifs comme de la poussière de verre. Le traîneau file dans la nuit blanche de cette tempête qui n’en finit plus. »
Et ce ne sont là que les tout premiers mots du livre, les tout premiers moments d’une traque qui va durer sept semaines ! Une éternité pour ces hommes pris dans le froid, la neige, la glace et le blizzard.
Mais quels sont donc les crimes abominables commis par « le trappeur fou de Rat River », quelle horreur a-t-il commise pour que la GRC lance après lui « onze hommes et soixante-trois chiens au total » et après quelques tentatives infructueuses, bientôt « six équipages, douze hommes et quarante-deux chiens », mais ça ne suffit toujours pas et il faudra encore « dix-huit hommes et une soixantaine de chiens ».
Et cela ne fait que commencer, il en faudra toujours plus.
Et même un avion de reconnaissance pour en finir !
« […] À raison de cent vingt kilos de viande par jour pour les animaux et onze pour les hommes. Sept cents kilos de nourriture. C’est ce qu’il faudrait. Plus les équipements, les tentes, les raquettes, les armes, les munitions. Une expédition. »
« […] Elle lui répond d’un triste mouvement de tête, comme s’ils allaient au-devant du désastre. »
Et au fait, ce crime terrible donc ? Ah, tenez-vous bien : « Il n’avait rien fait, ce Jones. Tu n’es même pas certain qu’il n’avait pas de permis de trappe. »
« […] — Jones ne compte plus, Bauwen. Il s’est mis hors la loi en tirant sur un gendarme, tant pis pour lui.
— Sur l’un des quatre gendarmes armés jusqu’aux dents qui ont essayé de forcer sa porte pour contrôler son permis de trappe ?
— Ils avaient un mandat.
— Oui, je sais. Ils avaient la force et la loi avec eux, mais regardez où cette histoire de permis nous a menés : huit équipages, une soixantaine de chiens, presque une douzaine d’hommes prêts à en découdre, inspecteur, pour un simple contrôle de routine ! »
Très vite on devine qu’au-delà du récit épique d’une course folle dans le grand nord (un registre où excelle cet auteur), on devine que Manook s’est emparé de cette histoire car c’est celle d’une folie furieuse, celle d’hommes assoiffés de sang, de vengeance, aveuglés par le blizzard certes mais aussi et surtout par la colère, le comportement grégaire, l’appât du gain, « le courage des couards, l’hystérie de la horde ».
C’est un lieu commun que de dire que l’homme est un loup pour l’homme, mais en voici la démonstration implacable. Et malheureusement authentique, il faut le rappeler.
Et les loups, ça les trappeurs canadiens connaissent bien.
« […] En meute, les hommes ne sont pas des loups. Ils ne respectent pas les consignes et la stratégie de l’alpha. Être en bande leur donne un courage malsain. Ce n’est pas une force organisée, mais un assemblage de violences individuelles. Walker n’aurait jamais dû prendre la tête d’une telle équipée. Il ne pourra rien contre la démesure de leur vengeance.
[…] — Regardez ce que vous avez fait de cette traque : trente hommes, soixante-dix chiens, un avion, contre un seul homme. À quoi ça sert ?
— À l’acculer quelque part pour l’arrêter. Je vous jure que je n’ai pas l’intention de l’abattre.
— Vous peut-être pas, mais vos hommes, eux, n’ont que ça en tête.
[…] — Jones ne se rendra pas, Hattaway. D’un obscur trappeur qui ne demandait rien à personne, nous avons fait un assassin de gendarme.
— La Gendarmerie royale n’a rien à se reprocher, s’indigne Hattaway.
— Bien sûr que si, réplique Walker, résigné. On l’a poussé à commettre la faute qui justifie notre acharnement. »
Alors bien sûr, on sait dès le début que tout cela finira très mal.
« […] — Je suppose que vous êtes fiers d’avoir abattu un homme dans ces conditions.
— Ce n’était pas un homme, ose Neville.
— Et qui était-il, alors ?
— C’était Jones, le trappeur fou de la Rat River. »
Certains furent même tentés d’admirer le courage tenace et la force prodigieuse de ce trappeur Jones qui, dans le froid, la peur, la neige, la faim, échappa pendant de longues semaines à des poursuivants nombreux et suréquipés …
Comme toujours, on retrouve avec Manook, un amoureux des pépites de notre langue.
J’en ai relevé au moins deux ici.
D’abord ce curieux ravage du titre : un mot qui désigne les dégâts causés par les immenses troupeaux de plusieurs milliers de caribous pendant leur exode saisonnier. De quoi faire disparaître les traces d’un fuyard habile !
« […] Loin devant eux, la plaine immaculée est labourée. Une rivière de neige piétinée, large d’une centaine de mètres. Et qui s’étend à perte de vue, au nord comme au sud.
— Un ravage, dit Claudel dans un sourire. Le salopard ! »
Et puis cet hallali qui (dictionnaire à l’appui) n’a pas qu’une seule déclinaison :
« […] C’est l’hallali courant d’un homme aux abois. Viendra l’hallali debout, quand il sera cerné de toutes parts, puis celui à terre, une fois qu’il sera tombé. »
Forcément on apprendra aussi beaucoup de choses sur les chiens de traîneau – c’est le côté « gentil/sympa » de cette terrible histoire – comme par exemple, à faire la différence entre les team dogs et les swing dogs !
Bruno Ménétrier