Souvenirs d’un éditeur et tableau impitoyable de la société du livre, Tiré de faits irréels est une réflexion jubilatoire sur la littérature, sa grandeur et sa décadence.

La parole, pour une fois, est à l’éditeur. À Bertrand Dumas qui, après quarante ans passés à la tête de la maison d’édition qui porte son nom, jette l’éponge. À la veille du rendez-vous où il doit demander la liquidation judiciaire au tribunal de commerce, il connaît une nuit agitée, cherchant désespérément comment sauver sa boîte. Les souvenirs affluent : ceux d’un lecteur privilégié « déflorant » avec émotion un texte, d’un éditeur fier des 641 titres de son catalogue, d’un patriarche entouré d’une grande famille de deux cents auteurs vivants ou disparus, d’un sacrificateur rejetant dans les « limbes » des milliers de livres destinés au pilon…
Ces réminiscences forment un tableau vivant, à la fois impitoyable et jubilatoire, de la société du livre telle qu’elle s’exhibe à la télévision, dans les salons littéraires, lors des séances de dédicace, ou à l’occasion des remises de prix. Une vaste comédie humaine où se révèlent rivalités, jalousies, compromissions, magouilles. Bertrand Dumas le sait : son exigence d’une littérature qui élève est d’une autre époque. Elle se heurte à l’air du temps – désir de plaire au plus grand nombre, tentation de la facilité, dictature de l’image – à tout ce qui assure le succès non pas du bon écrivain mais du bon communicant.
Tonino Benacquista se livre ici à une réflexion sur la littérature placée sous le signe de Borges et de sa Bibliothèque de Babel, mêlée à la mémoire des ouvrages passés entre les mains du narrateur dont les titres sont déjà tout un programme et qui ressuscitent un souvenir inattendu, émouvant ou cocasse, dont on ne sait trop s’il est réel ou fantasmé. À l’évocation aussi de ses auteurs : ceux avec qui il travaille main dans la main, mais aussi ceux aussi qui se la jouent, qui lambinent ou trahissent, mais qui vont lui manquer quand même… Même s’il est sans grande surprise, Tiré de faits irréels se lit avec plaisir : c’est un ouvrage empli à la fois de tendresse et de dérision, de lucidité et d’utopie, qui, avec une légèreté bienvenue, défend une littérature exigeante.
Anne Randon