Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Songs in the Key of Life, « magnum opus » d’un Stevie Wonder alors au sommet de son art et monument encore inspirant aujourd’hui.
Au milieu des années 1970, Stevie Wonder est déjà une quasi légende. Enfant prodige révélé par Motown à l’âge de 11 ans, il a su se défaire de l’étiquette juvénile pour devenir un artiste éminemment respecté par ses pairs dès l’âge adulte. Il faut dire que le jeune homme du Michigan reste sur une série impressionnante de grands disques, voire de disques révolutionnaires, avec un enchaînement débuté en 72 avec Music of My Mind, puis poursuivi par Talking Book et Innervisions, le tout sur à peine plus d’un an !
Alors qu’il semble intouchable, son contrat avec le mythique label touche à sa fin, et Stevie hésite à tout plaquer. Pas fou, le producteur Berry Gordy lui propose une prolongation pour une somme pharaonique : 13 millions de dollars contre sept albums. Et surtout, une liberté artistique totale. Le deal est bouclé en 1975, et c’est dans ces conditions idéales que débute l’enregistrement du projet suivant.
L’album est le fruit d’un travail titanesque étalé sur plus de deux ans. Stevie Wonder, perfectionniste jusqu’à l’obsession, enregistre dans de multiples studios (Los Angeles, New York), travaille jour et nuit, parfois jusqu’à l’épuisement. Il compose, écrit, produit, joue des claviers, de la basse, des batteries, et dirige une constellation d’artistes invités. Parmi eux : Herbie Hancock, George Benson, Minnie Riperton, Mike Sembello, Nathan Watts… Une équipe de virtuoses, soudée par une même foi dans son créateur.
Songs in the Key of Life est publié en septembre 1976. C’est un double album de 21 morceaux, accompagné d’un EP bonus de 4 titres. Un projet pharaonique, foisonnant, riche par sa densité musicale. L’album s’ouvre sur Love’s in Need of Love Today, une soul tout en douceur, pour s’achever sur Another Star, explosion de rythmes latins. Entre les deux ? De la pop, du jazz, du funk, du gospel, du reggae, des touches de musique africaine. Une véritable encyclopédie sonore en somme.
Et surtout une pelletée de titres devenus de véritables classiques, des hits à n’en plus finir. On pense à Isn’t She Lovely, balade écrite pour sa fille, au merveilleusement cuivré Sir Duke, au très dansant I Wish ou encore à As, tous entrés au patrimoine culturel de l’humanité. L’album est évidemment un triomphe commercial, s’installe directement à la première place du Billboard, qu’il ne quittera qu’en janvier de l’année suivante. Et c’est aussi un triomphe critique puisqu’il obtient le titre d’album de l’année aux prestigieux Grammy Awards.
Une véritable prouesse puisque, derrière l’habillage musicale scintillant de paillettes et l’aspect pop, le disque regorge d’une écriture poussée, où la part belle est faite à la spiritualité (Have a Talk with God), aux inégalités (Village Ghetto Land, Black Man), à l’enfance et l’éducation (Ebony Eyes, Saturn). Autant de sujets importants traités, preuve d’une conscience sociale élevée que l’artiste ne veut surtout pas galvauder au profit d’une certaine facilité et accessibilité.
Au-delà du succès critique et commercial, l’album acquiert surtout très rapidement un statut mythique dont on mesure encore l’impact et l’ampleur aujourd’hui. Toutes les popstars d’hier et actuelles, de Beyoncé à Kanye West, de Prince à D’Angelo, d’Alicia Keys à Jamiroquai se revendiquent directement de ce disque, reconnu comme une influence majeure… Voire d’une source où puiser directement, puisque l’on parle là d’un des albums les plus allègrement samplés de l’histoire. Qui n’a pas en tête le Gangsta Paradise de Coolio (Pastime Paradise) ? Le pompage de Will Smith sur I Wish pour le film Wild Wild West, la reprise d’As par George Michael et Mary J Blige ?
Songs in the Key of Life n’est pas seulement le sommet d’une carrière. C’est une œuvre qui dépasse les frontières du genre, de l’époque, de l’individu, qui touche toutes les générations et cultures. Un chant d’amour universel, un témoignage d’humanité. Peu d’albums peuvent se targuer d’avoir capté, avec autant de finesse et de ferveur, les vibrations d’un monde en mutation.
Stevie Wonder y joue toutes les notes de la vie, les clés de l’existence et compose une symphonie inépuisable. Et entre dans une nouvelle dimension, éternelle.
Alexandre De Freitas