« Ta vie dans un trou noir » de Bucky Sinister : Journal d’un défoncé

Présenté par son éditeur comme une « figure de la littérature underground américaine », Bucky Sinister s’impose de fait comme l’héritier de Burroughs, Selby ou Bukowski. Ta vie dans un trou noir est un roman totalement fou, déjanté et psychédélique.

© Le Gospel

Chuck, le narrateur de Ta vie dans un trou noir, a dépassé la quarantaine. Ce qui est en soi un petit miracle puisque, depuis des années, Chuck n’a qu’une seule obsession : se défoncer. Junkie à plein temps, il erre dans un San Francisco qu’il ne reconnaît plus, toujours à la recherche d’une substance qui lui permettra d’échapper à une réalité qu’il ne supporte pas. Il faut dire que San Francisco ne ressemble plus à la ville qu’il a tant aimée. Envahie par les hipsters et les cadres de la tech, la ville s’est gentrifiée : les loyers sont hors de prix, les cafés branchés ont envahi des rues désertées par l’esprit punk auquel Chuck était si attaché. Désormais, pour survivre et acheter sa came, il travaille dans une entreprise qui vend des baleines miniatures à de riches clients qui ne savent pas comment dépenser leur argent.

Mais la vie déjà chaotique de Chuck va complètement partir en vrille après sa découverte d’une nouvelle drogue expérimentale : une sorte de caillou inépuisable mais aux effets dévastateurs. Chuck connaît alors des épisodes de black-out de plus en plus fréquents et de plus longs. Et lorsque son patron est assassiné après une soirée à laquelle il a participé, Chuck en vient à se demander s’il n’a pas quelque chose à voir là-dedans.

Comme beaucoup de romans de la contre-culture (pensons à Last Exit to Brooklyn d’Hubert Selby Jr, à Basketball Diaries de Jim Carroll ou au Junky de Burroughs), Ta vie dans un trou noir laisse avant tout entendre une voix unique, singulière, celle de Chuck. Tandis que l’intrigue multiplie les scènes déjantées et les personnages improbables, la narration alterne moments de folie, regard lucide sur certains travers de notre époque et humour ravageur. Et c’est sans doute l’une des grandes forces de ce roman, sa capacité à être trash et satirique, effrayant et drôlissime. Si le roman est une plongée dans un esprit obsédé par l’idée de se droguer, un esprit au bord de la folie la plus totale, il conserve tout du long une forme de clairvoyance critique.

Le roman n’assène jamais de discours moralisateur anti-drogue, mais les addictions de Chuck sont tellement effrayantes qu’il n’est pas utile d’en dire plus. Narrateur défaillant (comment faire confiance à un type qui n’est même pas certain de la réalité des événements qu’il vit ou croit vivre ?), Chuck fait preuve d’une étonnante lucidité dès lors qu’il évoque San Francisco. Autrefois berceau de la contre-culture, la ville est de plus en plus aseptisée, artificielle, dénaturée. Ta vie dans un trou noir doit donc être lu comme une vraie satire de notre époque. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Bucky Sinister y développe l’idée d’une addiction qui permettrait de voyager dans le temps. A plusieurs reprises, alors même qu’il est totalement défoncé, Chuck a l’impression de remonter le temps et de retrouver une époque passée, révolue, dévorée sans doute par l’ultra-capitalisme des géants de la tech qui ont, depuis bien longtemps, chassé hippies, diggers et poète beat…

Ta vie dans un trou noir trouvera donc naturellement sa place dans la bibliothèque de tout amoureux d’une certaine littérature américaine, libre, débridée mais jamais vaine.

Grégory Seyer

Ta vie dans un trou noir
Un roman de Bucky Sinister
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Alex Ratcharge
Editeur : Le Gospel
224 pages – 21 €
Date de parution : le 14 mai 2025

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