Nos 50 albums préférés des années 70 : 32. David Bowie – Low (1977)

Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, Low, quand un Bowie fantomatique hante un château français avant de raser le Mur de Berlin…

The Man Who Fell to Earth
The Man Who Fell to Earth – Photo : BFI

Sur un ciel orange porté à l’incandescence, Bowie s’aventure dans une nouvelle métamorphose. A la recherche de la lumière depuis des années, David s’efface ici en toute discrétion, restant quelque fois sans voix derrière des machines étranges. La pochette offre le profil de Thomas Jérôme Newtown, son « rôle » dans The Man Who Fell To Earth, un miroir plus qu’un film d’ailleurs. Superbe prise de risque, Low se fait aussi la chambre d’écho d’un trouble chaos de l’ego. Retour sur un ovni, une œuvre hybride qu’il présenta un jour comme son ADN….

Après des mois de musique noire et de poudre blanche aux Etats-Unis, Bowie traverse alors une sale période, très dangereuse même. Dans ses vagues souvenirs, cette créature de la nuit a conscience de se tuer à petit feu, en pleine désintégration insane, la peau sur les os. Perdant de plus en plus le contrôle, ce qu’il déteste par dessus tout, Bowie fonce en roue libre, droit dans le mur… Plein de désillusions américaines, il rumine contre son ancien manager Tony De Fries, contraint par un accord de lui laisser une belle fortune, au point d’en hurler de rage pendant une semaine dans sa demeure… Affront suprême ! Son projet de bande originale pour son dernier film n’a même pas été retenu….

Fuyant alors Los Angeles avant la catastrophe annoncée, le Thin White Duke en piteux état trouve refuge dans la vieille Europe pour sauver in extremis ce qu’il lui reste de santé mentale. Certaines de ses déclarations, dont un interview très « second degré » au magazine PlayBoy, racontant son expérience du sexe, de la drogue et du succès, franchissent la ligne blanche, lorsqu’il dérape sur la politique… Au passage, l’artiste avoue être un « voleur de bon goût » ! Pour les derniers concerts de la tournée Isolar, anagramme de Sailor, l’un de ses mots fétiches, Bowie débarque à Paris où il fait tellement la fête qu’il “oublie” un passage à l’émission de Guy Lux à la TV française. Rions un peu, puisque l’animateur vexé promet « de briser la carrière de ce petit pédé »… Tremble donc, Bowie, un Titan se dresse sur ton chemin !

isolar-1976Après une courte escale en Suisse, havre de paix… fiscale, David s’installe ensuite avec Iggy au château d’Hérouville. Le studio-résidence est alors tenu par Laurent Thibault, naguère bassiste de Magma, désormais à la console. Le courant passe si bien avec leur hôte français que les deux chanteurs lui offrent un chouette cadeau d’anniversaire, un vase en forme d’hippopotame blanc, « assez laid mais tellement étrange », autour d’un grand feu dans le parc pour la Saint Jean ! Durant cet été caniculaire, Bowie hante les couloirs du château pour échapper à ce soleil qui cogne fort. Une sieste au bord de la piscine finit par lui tourner salement la tête, sa peau si pâle n’ayant franchement pas apprécié. Une nuit de juin, en balade dans le parc vers trois heures du matin, Yves Simon et Jacques Higelin ne cessent de croiser un fantôme, son éternelle cigarette au bec. Le Thin White Duke les prend alors dans ses bras avant d’échanger sur les bonnes ondes du studio. ll laissera néanmoins un graffiti énigmatique sur le mur de sa chambre : « No Eldorado »…

Quand David ne grille pas sa Gitane, il descend encore une bière, sans cesse à l’affut d’une jolie fille dans les parages. Séducteur dans l’âme, il sort le grand jeu pour charmer Kuelan Nguyen, mais la compagne de Higelin lui préfère son camarade Iggy, qui sera donc le premier à chanter Borderline, renommé China Girl. Dans les coulisses, l’amie Corinne Schwab veille sans cesse, « plus fidèle qu’une ombre », le jour comme la nuit. Ciel, ma femme ! Lorsque son épouse Angie débarque avec un nouveau compagnon, Bowie cherche la bagarre et balance quelques bouteilles en guise de bienvenue aux amants… Vaudeville, quand tu nous tiens… Sous la garde de ses deux nurses, son fils Duncan alias Zowie joue avec les enfants Higelin et Visconti, sans se douter d’être l’enjeu du divorce à venir. Parano, Bowie s’agace aussi de cette camionnette jaune qui passe tous les matins, à la même heure… c’est le facteur, David, on se calme… Ambiance.

1976 Bowie à Hérouville

Un brin sur les nerfs, David se rend aussi à Paris pour de rudes négociations d’affaires avec Michael Lippman, son dernier manager en date qui compte aussi le tondre jusqu’à l’os depuis un renvoi soudain, Bowie lui imputant à tort son échec pour la bande originale de The Man Who Fell To Earth, parmi d’autres reproches. Témoin derrière la porte, Visconti assiste alors à une engueulade mémorable entre les deux hommes dans un bazar de cris et de bruits de chaise ! De retour au château, Tony tente de remonter le moral de son ami, furieux de l’entrevue – « Vous n’en voulez tous qu’à mon fric ! » – et épuisé dans « une sorte de coma, bon à rien » pendant plusieurs jours. Une pensée émue à l’occasion pour la fameuse Mercedes 600 roulant ses derniers kilomètres sur les routes entre le château et la capitale. Avant de finir à la revente, Bowie voulant de l’argent rapidement, son magot étant bloqué aux Etats-Unis.

Low versoQuand la tension retombe, David s’amuse à prononcer des mots français, tels que ce « flou », histoire de jouer son original classieux, lorsqu’il reçoit des visiteurs qui peinent à le comprendre, pensant qu’il a surtout la fièvre (flu) ! Mais il n’est pas qu’un aimable plaisantin à l’humour froid, manipulant son monde dès qu’il s’agit de boulot. Responsable du studio, Laurent Thibault l’observe préparer avec Corinne et Jimmy un interview pour l’album The Idiot. En maniaque du contrôle, Bowie orchestre tout de l’entretien, de la moindre réponse aux interruptions « fortuites »… Le lendemain, tout se déroule exactement comme sur du papier à musique : le journaliste n’y voit que du feu. En confidence, Bowie raconte au Français qu’il se voit avant tout comme un acteur et un metteur en scène, malgré les tentatives infructueuses de sa jeunesse au cinéma.

A l’époque, Bowie se passionne pour la musique électronique, depuis sa découverte des groupes de la kosmische musik, aka krautrock, en particulier Neu! et Kraftwerk. Fan à mort, The Thin White Duke accueille la foule de ses concerts par la diffusion de l’album Radio Activity et du film Un Chien Andalou de Salvador Dali et Luis Buñuel. Comme un effet miroir, Kraftwerk citera l’année suivante Station to Station, Iggy et David, dans le titre Trans Europa Express, avant un retour de politesse avec le très puissant V2 Schneider sur « Heroes”, l’album véritablement berlinois. Fidèle à son habitude, ce redoutable cloneur vampirise tout ce qu’il touche, pour engendrer une œuvre très personnelle, moins robotique et plus sensible. Sans cesse à la recherche de la limite, Bowie se fait de nouveau apprenti sorcier : « Encore une fois, la section rythmique n’est pas un métronome, un son électronique comme le faisaient les Allemands : c’était une hybridation que je pensais fabuleuse. Si je prenais ce que j’avais trouvé en Amérique, que je le rapportais en Europe et que je le combinais avec ce qui se faisait en Allemagne, je verrais bien ce qui se passerait. » déclarait-il en 2002. Car Bowie n’oublie jamais la musique noire qu’il adore, quitte à provoquer des collisions sur les pistes !

Low Face ADans le studio d’En Haut, sous de vénérables poutres en bois, Bowie travaille en véritable noctambule. Naissent alors des frères siamois, d’abord The Idiot en juillet, puis Low en septembre, avant des séances finales en Allemagne, pour chacun d’entre eux. Quand il ne joue pas d’un instrument ou chante une voix, David se fait félin, tout en souplesse. Assis en tailleur sur un fauteuil pivotant, il écoute les prises qui défilent, parlant alors à la 3ème personne – « j’aime bien ce qu’Il a fait » – comme hors de lui. Quelquefois, Bowie superpose sa voix sur plusieurs pistes, avec un très léger décalé harmonique pour l’une d’entre elles, pour donner « cette présence très particulière » dixit Laurent Thibault, qui l’accompagne à la basse et à la console, en particulier pour l’album d’Iggy.

Laboratoire gothique, The Idiot sert de matrice noire à David, qui expérimente ainsi de nouvelles trouvailles sur de superbes machines. Iggy résume ainsi l’affaire : « Je pense que je lui ai servi d’exutoire pour évacuer son trop-plein de travail, l’occasion de se familiariser avec la console et de rêver à son propre disque pendant qu’il travaillait sur le mien. » Dans le studio, Laurent Thibault envoie le son dans les haut-parleurs pour le capter avec un micro, afin de créer un décalage par rapport à la source. Ce qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. Producteur de l’album, Bowie pose alors sa griffe sans vergogne, écartant d’ailleurs des titres composés par Jimmy, dont un énergique Iggy Pop, Never You Stop. De ces sessions, David reprend à son compte Isolation, désormais What In The World, avec Iggy qui l’accompagne de cette voix grave, qu’il lui envie tant. Suprême tour de passe-passe, David demande à RCA de retarder la sortie de The Idiot pour griller la politesse à son camarade, histoire de rafler la mise !

Lorsque Bowie demande à Tony Visconti s’il a envie de tenter des expériences sans compromis, qui pourraient ne rien donner, l’Américain répond présent : « Perdre un mois de mon temps avec David Bowie et Brian Eno, ce n’est pas perdre un mois de mon temps. » Après les sessions The Idiot en septembre, Bowie débarque de Munich avec son camarade pour retrouver les musiciens de la tournée Isolar, déjà présents sur Station To Station. Le batteur Dennis Davis, le guitariste Carlos Alomar, le bassiste George Murray forment le DAM trio, cette superbe rythmique Rhythm and Blues. Deux nouveaux venus sont aussi conviés au château : Ricky Gardiner à la guitare et Roy Young aux claviers. Comme seul guide pour les premiers enregistrements, Bowie se contente de donner quelques progressions d’accords et des indications de tempo. Les musiciens ne sont guère surpris, tant ils connaissent l’animal… Ainsi, pour Sound And Vision, David joue l’idée de base, inspirée par Bo Diddley et The Crusaders, laissant Murray et Davis arranger la suite à la basse et la batterie en compagnie d’Alomar. Les cordes synthétiques de l’ARP, les notes du Chamberlin, le saxophone et les voix seront ajoutés bien après leur départ…

Quant à Visconti, il promet de bousiller la structure du temps avec un Eventide Harmonizer, le processeur H910 aux multiples effets, initialement conçu pour corriger des voix ou des instruments mal accordés, capturant et transformant les sons à l’envie. Or le château dispose déjà d’un tel appareil laissé en essai par Jean Maggie de la société 3 M selon Laurent Thibault, qui confirme son utilisation dès l’album The Idiot : « Visconti a découvert l’usage que l’on en faisait depuis trois mois avec David, il s’est fait toute la pub sur lui, mais il n’y est pour rien », lui déniant même l’apport de la machine ! Autant dire que le sujet est très épineux entre ces deux bassistes d’origine, désormais chacun aux consoles. Sur la face A, le passage à l’Harmonizer donne « un son aussi gros qu’une maison » dixit Davis, définissant un nouveau son de batterie, un mutant promis à une belle postérité. Dans la presse de l’époque, Bowie parle alors de « corrompre la caisse claire” pour trouver un « son psychédélique », qui tape bien entre les deux oreilles.

Après ces quelques jours destinés aux bases rythmiques, Murray et Davis plient bagage, laissant les guitaristes Gardiner et Alomar au Château. Selon Roy Young, David leur fait alors écouter SA bande originale de The Man Who Fell To Earth, qui déconcerte son monde : « c’était tellement différent de ce que nous venions de terminer que nous nous sommes tous regardés, surpris qu’il veuille poursuivre dans cette voie. Je pense que nous étions tous du même avis : ce n’était vraiment pas un style qui nous convenait ; c’est pourquoi il a fait appel à Eno. « Véritable visiteur du soir, ce dernier ne séjourne au château qu’une petite semaine. L’ancien membre de Roxy Music partage avec David de réelles affinités, avant de sceller une amitié profonde. Son influence est considérable, suggérant de conserver les versions fugaces des chansons plutôt que de les rejouer – « Pourquoi réparer ça ? Ce n’est pas cassé » ! Sans compter les ambient Discreet Music et Another Green World, ses deux albums qui ne manquèrent pas d’inspirer Bowie.

Low Face BTrès discret, Brian Eno demande à travailler seul dans le studio, sur les claviers Roland et Yamaha, ainsi que son Minimoog et son EMS Synthi actionné par des joysticks et des boutons, pour apporter sa touche sur les pistes déjà enregistrées. S’il n’est en rien producteur, Eno joue sur la moitié des titres, chante sur Sound And Vision et compose Warszawa. Tandis que Bowie bataille à Paris pour s’extirper de ses imbroglios juridiques, il compose cet instrumental contemplatif presque religieux, à partir de trois notes de piano jouées par le fils de Visconti. L’ancien de Roxy Music y joue de tous les instruments, principalement des synthétiseurs. De retour à Hérouville, David réclame aussitôt un micro pour une incantation mystique… Amorce somptueuse d’une collaboration à venir sur « Heroes” et Lodger, avec en particulier l’utilisation des Stratégies Obliques, ces cartes aux consignes aléatoires à la recherche de l’accident créatif.

Low poursuit sa mue au fil des heures, s’étoffant davantage de textures musicales, avec de multiples overdubs, sans oublier les contributions de Visconti et Eno et le « choix de jouer sur de vieux synthétiseurs un peu déjantés, assez beatlesques d’une certaine manière » dixit Bowie. Lui-même joue de très nombreux instruments sur ce disque, plus qu’il ne chante d’ailleurs. Pour l’occasion, le Château achète pour David un Chamberlin, ce clavier offrant une multitude de sons préenregistrés. Dans les derniers jours, Bowie enregistre aussi quelques voix. Syndrome de la page blanche ? Plongé dans le canapé du studio, David écoute longuement la musique devant un carnet d’écriture, quelquefois en vain, puisque Speed Of Life et A New Career In A New Town devaient initialement comporter du chant. Les rares lyrics donnent l’impression d’entendre les divagations d’un dépressif à la ramasse, coincé dans sa chambre, incapable de se lier aux autres. Malgré son air furieusement pop, même le hit Sound And Vision est une chanson de retraite ultime : « Je traversais des moments terribles, je voulais être mis dans une petite pièce froide avec du bleu partout sur les murs et des stores aux fenêtres. » Tellement vulnérable.

Dans les derniers jours d’Hérouville, Bowie demande à Visconti un premier mixage, nécessitant plusieurs jours de ce travail, pendant qu’il sirote du vin français avant de s’emparer enfin de la précieuse cassette : « On a un album ! on a un album ! », mais l’histoire ne s’arrête pas là… Car Bowie se glisse incognito à Berlin en octobre, partageant son temps entre les séances aux studios Hansa et des sorties avec Iggy et Corinne. Bientôt logé dans le quartier Shôneberg, au 155 de la Hauptstraße, David Jones se fait monsieur tout le monde avec des chemises à carreaux et une petite moustache. En mode « low profile », ce relatif anonymat lui offre une sensation de liberté, mais il boit beaucoup trop au point se faire peur avec un gros malaise nécessitant un passage à l’hôpital militaire britannique, craignant à tort une crise cardiaque… Dans la ville balafrée par le Mur, Visconti se souvient aussi des passages de part et d’autre, comme d’une épreuve très pénible, quand des Berlinois de l’Est, alignés le long de la route, suppliaient de se cacher dans sa voiture pour passer à l’Ouest.

Dans cette atmosphère pesante, Bowie et son équipe enregistrent les dernières voix et peaufinent quelques titres, en particulier Art Decade et Subterraneans. Visiblement sous le charme de la ville emmurée, Berlin ayant « l’étrange capacité de vous faire écrire uniquement les choses importantes. Tout le reste, vous ne le mentionnez pas… et à la fin, vous produisez Low » avoue David. Pour finir l’ouvrage, Bowie réclame à Visconti un mix au son brut, à charge pour l’Américain de choisir parmi tous les effets enregistrés sur les bandes multipistes, en épurant ainsi le son de la batterie de Davis. Bien plus tard, Bowie sait encore ce qu’il doit à son camarade : « le son et la texture, la sensation de chaque élément, de la batterie à la façon dont ma voix est enregistrée, c’est Tony Visconti. »

Low joue pleinement sur la dualité du format 33 tours de l’époque. Deux faces, deux ambiances. Hérouville et Berlin ? A l’image de son titre initial… New Music : Night And Day… Délaissant le format habituel pop rock, Bowie balance en face A des chansons saisies sur le vif, sans véritable fin, avec des titres qui s’estompent en douce sans prévenir. Dès l’ouverture, Speed of Life débarque sans crier gare et annonce la couleur ! Surprenant son monde à coups de synthétiseurs déchainés et de batterie harmonisée, sous la caresse d’une basse lancinante et de guitares électriques. Quant à David, qui joue du Chamberlin et de l’ARP, il ne chante pas dans cette course effervescente en pleine descente, qui ne s’attarde pas davantage, tournant en rond sans fin véritable… On imagine sans peine la surprise des fans de l’époque. Et ce n’est que le début..

Low pochette papier 1A peine deux minutes pour boucler ensuite Breaking Glass, laissée ainsi sur la suggestion de Brian Eno. Sur un riff Dennis Davis/George Murray, crédités avec David, jouent en duo les guitaristes Alomar et Gardiner. Sur des paroles de type haïku, Bowie chante un rituel très bizarre. Pourquoi casser du verre et dessiner des trucs étranges au sol d’une chambre ? Listen ! See ! Sans prévenir, Eno balance à chaque fois trois notes sur son MiniMoog, passant d’un canal à l’autre. L’envoutement tourne au fiasco : « You’re such a wonderful person / But you got problems / I’ll never touch you. » Et ce qui passe pour un refrain, une ligne qui ne rime avec rien, est secoué par un Oh-oh-OH-Oh soudain du chanteur, qui ne trouve plus les mots ! A son tour, la chanson s’efface rapidement sur une dernière ritournelle de synthétiseur, sans mener nulle part… Toujours pas le temps de comprendre que surgit What In The World dans une collision frontale d’instruments et de synthétiseurs ! Dans ce carambolage trépidant, sur les saccades du Farfisa de Young et la basse de Murray, Bowie est visiblement en attente d’une connexion entre son « Real Me » et une fille aux yeux gris, perdue dans la solitude de sa chambre.

Sound and Vision surprend à son tour quand le chant se fait attendre plus d’une minute et quarante secondes ! Batterie, basse, guitares et piano tournent en rond, avec de jolies cymbales, lorsque Bowie joue de l’ARP pour accompagner ses vocalises. Sur la demande insistante de Tony Visconti, sa femme Mary assure les chœurs avec Eno pour quelques Doo Doo, un brin désuets. Lors du mix, Bowie amplifia leur chant « à notre grand embarras, car c’était un petit riff tellement ringard ! » se souvient Eno… Après son air de saxophone, Bowie chante enfin quelques phrases sur le son et la vision, la solitude dans une chambre bleu électrique, posant sa voix dans des chœurs comme un dédoublement de soi.

Always Crashing in the Same Car démarre en douce comme un somnambule hagard. La batterie à peine audible au début finit par bien prendre le contrôle, tandis que la basse pulse sans rien lâcher. Sur un piano qui joue au loin, Alomar et Gardiner assurent à la guitare, pendant que Bowie et Eno œuvrent sur leurs machines. Comme une âme en peine, la voix de David traine d’une torpeur lancinante. Les lyrics évoqueraient un épisode berlinois, quand Bowie jouait méchamment au chat et à la souris avec un dealer, avant de fracasser sa voiture contre un mur de garage souterrain dans une vague tentative de suicide. Son chant s’achève dans un cri quand Ricky Gardiner poursuit un insolent solo de guitare jusqu’à la fin ravagée de drôles d’effets, sur une batterie en fin de course…

Low pochette papier 2Lorsque le piano de Roy Young introduit Be My Wife, Bowie nous embarque sur une chanson d’amour très déphasée, semblant se foutre de tout et ne plus rien attendre. Si les musiciens s’acharnent pour réanimer cette chanson au bord de l’effondrement nerveux, en particulier la basse de Murray et le solo de Gardiner, Bowie leur donne vraiment du fil à retordre avec son chant désillusionné aux lyrics bien largués, les derniers intelligibles de l’album d’ailleurs : « Sometimes you get so lonely / Sometimes you get nowhere. » Au stade critique, Bowie lance un appel au secours : « Please be mine / Share my life / Stay with me / Be my wife. » Une prise de distance très ironique alors que son mariage avec Angie vrillait sans cesse, entre disputes intimes et querelles juridiques. Confidence pour confidence, la face A se veut clairement « un apitoiement merdique sur moi-même » selon Bowie, déclarant à l’époque ressentir une véritable souffrance.

Enregistré au tout début des sessions d’Hérouville, A New Career In A New Town sonne très Kraftwerk, après une ouverture par deux synthés aériens, boostée sur des pulsations organiques du DAM trio, sur un faux air de Radio Activity. Bowie joue sa ligne d’harmonica dans un tourbillon de guitares et de piano, avant une pause très planante jusqu’à la reprise de tous les instruments, en particulier cette belle ondulation de basse. Ce superbe hybride achève la face A avant la grande B…ascule en Mélancolie, véritable contrepoint parcouru par des instrumentaux fantomatiques. Car Bowie ne trouve plus les mots pour transcrire son choc à la découverte du bloc de l’Est, tout comme l’isolement de Berlin-Ouest dans cet univers étouffant, préférant de loin des textures, selon son expression, encore sous l’influence de Brian Eno.

Quatre paysages sonores invitent alors à un voyage “miraginaire”, comme celui d’un prisonnier en quête d’évasion. Pour brouiller davantage les pistes, le chant se fait rare, voire mystique. Ainsi Warszawa est clairement inspiré d’une chorale polonaise, Helokanie de Stanisław Hadyna, que Bowie semble avoir découvert lors d’un passage à Varsovie chez un disquaire du quartier de la gare. Encore marqué par l’atmosphère très sombre qu’il ressentit lors de cette halte ferroviaire, il chante l’émotion avant toute chose, glissant sa voix à quatre minutes dans une prière à la langue inconnue, sur la composition de Brian Eno : « Dans cette chanson, je voulais exprimer les sentiments des gens qui aspirent à être libres, ils peuvent sentir le parfum de la liberté… mais ils ne peuvent pas l’atteindre. » En prestidigitateur suprême, Visconti ralentit à un moment la bande enregistrant la voix de David, de façon à créer ces aigus hypnotiques lors du retour à la vitesse normale.

Instrumental composé à Hérouville avec Brian Eno, Art Decade est délaissé un temps par Bowie, qui reprit à Berlin cette ébauche à quatre mains pour lui donner une suite. Après une entrée spectrale, Art Decade évolue sur quelques notes répétitives, traversées d’effets multiples de synthétiseurs, et d’une guitare harmonisée par Visconti. A Hansa, l’ingénieur du son Eduard Meyer joue du violoncelle. Bowie évoque Berlin-Ouest : « une ville coupée de son monde, de l’art et de la culture, mourant sans espoir de rétribution. »

En une seule journée, Bowie enregistre Weeping Wall, une variation sur quelques notes de la ballade traditionnelle Scarborough Fair. David y joue de tous les instruments – piano, cordes synthétiques, xylophone, synthétiseur ARP – ainsi que cette guitare traitée à mort. Et un vibraphone qu’il trouve dans sur place, une sorte de marimbaphone avec un effet très exotique de gamelan javanais. Son chant déambule dans cet univers planant sur fond de percussions minimalistes. En curieux insatiable, Bowie connait l’œuvre de Steve Reich, en particulier Music for Mallet Instruments. En octobre 76, une présentation de Music For 18 Musicians était ainsi donnée lors d’un festival… à Berlin. On peine à croire qu’il ait manqué l’évènement. Ce titre ultime des sessions évoque la misère du Mur, en compassion pour les personnes laissées du mauvais côté de la déchirure. A l’écoute, on imagine surtout la frêle silhouette de Thomas Jérôme Newton errant sur Terre comme une âme en peine.

 

Bowie à Berlin
Bowie, Visconti et Edu Meyer à Berlin

Seul vestige de la bande originale du film The Man Who Fell To Earth, Subterraneans commence son envoûtement sur une ligne inversée de basse, enregistrée au Cherokee Studio de Los Angeles, tout comme la guitare d’Alomar. Des claviers et un ARP forgent une atmosphère très planante. Après quelques incantations, Bowie ne chante qu’à mi-parcours, des paroles insensées : « Share bride failing star, care-line, careline, care-line, care-line, briding me shelley, shelley umm » (ou quelque chose dans le genre). Allongeant le temps comme une montre molle de Dali, Subterraneans s’efface peu à peu, sans véritable fin non plus, dans une lente extinction de notes de saxophone de Bowie, et quelques bruits bizarres en sourdine, pour évoquer encore une fois Berlin et ces habitants piégés par le Mur.

Ingénieur du son, Laurent Thibault, qui enregistre tout durant les sessions du château, se souvient encore de ces bandes “disparues” depuis dans la nature ! Chargé de la mise à plat des pistes, celui qui se veut l’Enrêveur évoque des moments magiques avec des instruments écartés du mix final à Berlin, comme un harmonica extraordinaire sur un titre, peut être Warszawa dans ses souvenirs, avec le bel effet d’écho naturel du studio d’En Haut. Tony Visconti évoque aussi l’existence de nombreux inédits… Dans les années 90, sortirent ainsi en bonus deux titres, crédités Bowie et Eno. All Saints apparait comme un dérivé des groupes allemands de synthétiseurs comme Cluster, mais le son trop lisse ne « colle” pas avec celui de Low. Quant à Some Are, ce bijou aurait bel et bien mérité sa place sur la face B, tant s’en dégage un climax fantomatique, avec des loups perdus dans le lointain. Bowie évoqua plus tard à son sujet une véritable lassitude du monde – Weltschmerz en allemand dans le texte du livret de la compilation ISelect.

En novembre, David livre enfin New Music : Night And Day à RCA, pris aussitôt de panique. Craignant un suicide commercial, parce qu’il manque en particulier trop de chant et « trop religieux” même selon une confidence faite à un journaliste, la maison de disque en retarde la sortie pendant des semaines, loupant la période de Noël. Sans rire, un cadre suggère d’offrir à la star une maison à Philadelphie en échange d’un autre tube disco-soul bankable dans la veine de Young Americans. En vain. C’est mal connaître notre bonhomme… Bowie ne lâche pas l’affaire et menace RCA d’une procédure judiciaire, changeant au passage le titre initial pour Low, clin d’œil à son état psychologique. Et ce fut un joli succès ! L’album et le single Sound And Vision demeurent ainsi plusieurs semaines dans les charts, au point d’atteindre les sommets en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Tiens, prends ça dans ta face RCA ! L’accueil critique fut plus mitigé, malgré quelques remarques bien vues. Charles Murray décrit Low comme « l’incarnation d’une dépression de toxicomane en rédemption », ce que l’artiste confirma. Cerise sur le gâteau, le clip Be My Wife, tourné en juin 1977 à Paris, montre un Bowie dans une pièce à la blancheur clinique. Un océan de drogue ? Gros plan sur son visage maquillé, un foulard chic porté avec d’improbables tongs, des mimiques d’acteur de cinéma muet sans compter un brin d’auto dérision so british… on ne se refait pas. Qui d’autre que Bowie pouvait sortir un truc pareil ? Sorti en single, Be My Wife fit un bide…

Sur une photographie de Steve Schapiro, la pochette de Low est extraite du film The Man Who Fell To Earth. Un brin erratique, ce film de science fiction offre la vision d’un Bowie en spectre androgyne, au summum de sa classe, sans oublier le charme de sa voix parlée… Trop cramé par la cocaïne pour finaliser alors la musique de ce film en 1975, Bowie finit par lâcher prise après quelques semaines, avec un rien d’amertume. Musicien lors de ces sessions, Paul Buckmaster se souvient de quelques instrumentaux, quelquefois avec des violoncelles européens et des instruments africains, et d’une chanson, Wheels, à la voix très mélancolique… Lorsque Bowie envoya à Nicholas Roeg une copie de Low, il l’accompagna de cette simple phrase : « C’est ce que je voulais faire pour la bande originale. » La face B illustre à merveille l’errance américaine de Thomas Jérôme Newton, cet alien noyé dans beaucoup d’alcool, un rôle de composition. Vraiment ? Au passage, les dernières images de ce film nous baladent chez un disquaire avec la vision d’album nommé The Visitor, un disque enregistré par Newton pour communiquer en vain avec sa famille perdue sur Anthéa, une lointaine planète… Quand Laurent Thibault vit d’ailleurs le film, il fut surpris de voir à quel point ce personnage collait à la peau du David qu’il côtoya durant des semaines, tant par l’allure féline que par ses expressions et ses délires (« ce qui se passe au château reste au château »). C’est certainement son film le plus intime, celui qui dévoile le plus de sa personnalité… de l’époque.

Sommet de la discographie de BowieLow s’aventure dans une dimension encore plus complexe que celle du chanteur pop-rock, déjà très singulier. Parmi tant d’autres, Scott Walker, Ian Curtis, Philip Glass et Trent Reznor tombèrent sous l’envoutement de ce disque. Lors de la tournée Outside, Bowie et le leader de Nine Inch Nails jouèrent d’ailleurs Subterraneans pour ouvrir leurs concerts. En 2002, Bowie livra même sur scène l’intégralité de cet album désormais culte. Et lorsque l’harmonica de A New Career In A New Town s’invite, « l’air de rien », sur l’ultime titre de Blackstar, ce fantôme nous file encore de jolis frissons.

Amaury de Lauzanne

David Bowie – Low
Label : RCA
Date de parution : 14 janvier 1977

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