Pas forcément les « meilleurs » disques des années 70, mais ceux qui nous ont accompagnés, que nous avons aimés : aujourd’hui, The Idiot, l’album devenu culte d’Iggy, ressuscité par le Thin White Duke !
Pour l’amateur des Stooges, quelle surprise de découvrir The Idiot, l’album désormais culte d’Iggy ! Ce diamant brut révèle la mutation d’un chanteur proto punk en crooner gothique. A l’œuvre dans la pénombre, un vampire aux dents longues… BOWIE SORS DE CE CORPS ! En effet, le Thin White Duke ressuscite son ami mal en point par une rasade de sang noir, offrant à l’Iguane une nouvelle peau de reptile lugubre. Au passage, David rêve déjà son propre disque, « New Music : Night And Day », alias Low…
The Idiot est d’abord l’œuvre commune de deux amis, un brin cabossés en débarquant des Etats-Unis. Quand Iggy tentait de décrocher de l’héroïne dans un institut médical de Los Angeles, Bowie était l’un de ses rares visiteurs, lui-même à l’époque consommateur de cocaïne. Le Britannique traine surtout dans des imbroglios juridiques, traqué par les avocats de son manager et de son épouse. Histoire de reprendre leur souffle, nos lascars se lancent alors dans un projet d’album, comme un pacte de guérison fraternel. Au terme de la tournée Isolar, Bowie et Iggy séjournent en effet au Plaza Athénée, avenue Montaigne à Paris. Après quelques nuits blanches et des fêtes bien arrosées, les compères fuient les fans et la presse, suspectée de pirater la ligne téléphonique du palace, pour se réfugier au château d’Hérouville.
Bowie connait très bien le célèbre studio résidence, depuis les sessions de Pin-Ups. Sur place, après un appel de Corinne Schwab, l’incontournable compagne, c’est Laurent Thibault, jadis bassiste de Magma, désormais responsable du studio fondé par Michel Magne, qui se charge d’accueillir ce beau monde. Méconnaissable sous sa casquette, Bowie débarque un soir avec son ami Jimmy, aux cheveux blonds décolorés, avant de faire une roue dans la pièce, marquant ainsi son choix : « C’est le meilleur studio de rock’n’roll du monde !« … puis de disparaître soudainement au bout de quelques minutes… Quelques jours plus tard, Bowie retrouve Thibault autour d’une platine jouant un disque de Magma, Mekanïk Destruktïẁ Kommandöh, avant de lui asséner un monologue un brin sentencieux sur l’œuvre de Christian Vander : « un cours de Bowie sur le bien et le pas bien », selon le Français, un peu étourdi par le flux de paroles de la star… Les deux hommes passent ensuite dix heures de la nuit à discuter en écoutant Neu!, Oum Khalsoum, Alabama Song et des chants bulgares. en évoquant Alain Kan au passage. Thibault prête d’ailleurs à Bowie des disques du chanteur disparu, sans jamais les revoir… A l’issue de cette conversation, dans un flux électrique, Bowie annonce sa décision d’enregistrer sur place le premier album solo d’Iggy.
A Hérouville, les journées se passent sous la chaleur écrasante de l’été 1976. Tandis que David descend de nombreuses bières et grille ses fameuses Gitanes (il adore le design du paquet), Jimmy entretient sa forme par une course dans le parc et d’autres exercices sportifs… Iggy se souvient même d’une scène révélatrice lors d’une partie de ping-pong. Pour tuer le temps, Bowie l’invite à jouer de la raquette. Manquant de coordination, l’Iguane peine au début à renvoyer la balle avant de finalement battre son ami à l’aise plusieurs fois de suite, se surprenant même de sa victoire : « Tu sais, mec, c’est vraiment bizarre, j’ai toujours été nul à ce jeu et maintenant j’arrive à jouer« … Bowie lui répondit alors d’une voix d’une très grande douceur : « Eh bien Jim, c’est probablement parce que tu te sens mieux avec toi-même« … L’instant frappa beaucoup Iggy comme un moment de vérité, ce détail qui en dévoile beaucoup de leur relation singulière. Bien plus tard, l’Américain raconta son amitié pour Bowie, un mec très malin et fort talentueux selon lui, à la recherche d’un exutoire à sa créativité débordante, tentant des expériences de traverse, pour cheminer vers son prochain album : « Mais je n’ai jamais ressenti de concurrence, cela n’avait aucun sens. Il allait toujours gagner. » Et s’il remet Iggy sur les rails, ce fauve rock qui le fascine tant (Z…iggy), Bowie recherche un nouveau son, selon sa fameuse ligne de conduite : faire des choses que personne ne fait, chercher à se distinguer de toutes les manières possibles. Sans cesse à l’affut de l’originalité, ce cloneur frénétique vise la réalisation d’un hybride singulier, à la fois européen par les mélodies, tout comme son romantisme, et américain par la rythmique, un mélange de musique noire et d’électronique aussi. Sinon, David ne tenta plus jamais de jouer au ping-pong avec son camarade qui venait de lui infliger une raclée… l’amitié a ses limites, tout de même !
Dès le début des sessions, Bowie annonce la couleur… Sortant les crocs de ses lèvres fines, le chanteur annonce à Thibault que tout ce que ce dernier fera à son service lui appartient désormais : « C’est comme ça et pas autrement. Et si tu n’es pas d’accord, tu t’en vas. » Lorsqu’il mord, le vampire ignore la pitié. Le soir venu, l’enregistrement commence, jusqu’aux petites heures du matin dans le studio George Sand, situé dans les combles du château. Sous de vénérables poutres en bois, une sorte de laboratoire sonore, les deux amis engendrent leur créature, un Frankenstein plutôt flippant. Assis sur le sol, Iggy Pop écrit les textes, entouré d’une montagne de livres et de papiers divers, tandis que Bowie chante des voix, joue du clavier, du saxophone et de la guitare Dan Amstrong en plexiglas, au point de s’en faire mal aux doigts comme jamais. Quand il n’est pas à la console, Laurent Thibault assure à la basse Rickenbacker. A la recherche d’un type qui cogne comme un bucheron, Bowie lui demande conseil… Débarque illico de Bretagne Michel Santangeli, batteur d’Alan Stivell et de Jacques Higelin, pour enregistrer les pistes de batterie en une seule journée. Si Bowie travaille la nuit, le jour appartient à Iggy qui se dévoile au chant en baryton zombie, mais sa consommation de bières complique quelquefois les choses, comme sur China Girl… Des assistants le posent alors sur une chaise avec un micro devant le nez et son casque sur la tête, histoire d’assurer la performance tant bien que mal… Malgré tout, l’Iguane improvise à l’occasion ses textes, impressionnant durablement Bowie avec ses trouvailles. S’il se fait bien volontiers cobaye, Iggy ne peut quand même s’empêcher de trouver son camarade un brin mégalomaniaque en studio… Une relation abrasive, un clash selon l’Iguane, mais de son propre aveu : « Bowie et moi, nous avons stimulé le meilleur de l’autre. »
Le Thin White Duke joue surtout le rôle de directeur musical, d’un genre plutôt spécial, très troublant même, puisqu’il ne donne pas la moindre indication à ses partenaires. Tout se joue à l’instinct et au regard, comme le raconte Laurent Thibault : « Je lui demandais sans arrêt si ce que nous jouions lui convenait. Il ne me répondait pas et il se contentait de me regarder fixement, sans un mot. C’est là que j’ai compris qu’il ne répondrait jamais. » Par exemple, quand Bowie jouait du piano Baldwin branché sur un ampli Marshall, Michel était obligé de se lever de sa batterie pour voir ce qu’il faisait, puisqu’il ne disait jamais rien… « De mon côté, j’enregistrais tout. David écoutait ensuite la bande, et dès que le résultat lui plaisait, nous passions au morceau suivant. Au bout d’un moment, nous ne lui avons même plus posé de questions… » Bowie brise quelquefois le silence avec les fatidiques : « Next !« , »Repetition ! » (avec un accent français !), « Record ! » et les titres de s’accumuler dans la nuit, d’abord des bribes instrumentales, et quelques parties de chant, enregistrées le jour. Sans jouer la moindre note, Edgar Froese de Tangerine Dream passe en coup de vent avant de disparaître au matin de sa première nuit, par manque d’affinités avec David, qui n’aime vraiment pas perdre son temps quand on ne le suit pas dans son projet… Les sessions se poursuivent jusqu’à la fin du mois de juillet, lorsque George Murray et Dennis Davis sont invités pour refaire la basse et la batterie sur certaines chansons, notamment Sister Midnight et Mass Production. Pour la petite histoire, Laurent Thibault assure ne plus retrouver les fameuses cassettes, sur lesquelles il transféra l’intégralité des enregistrements, y compris ceux de Low… Des trésors se baladent dans la nature, les amis…
Le groupe Bad Company ayant réservé le château pour le mois d’août, Bowie et Iggy partent à Munich avec Corinne Schwab, au studio Musicland de Georgio Moroder, plutôt que de s’installer chez celui de Konrad Plank, près de Cologne, où jouent Can et Neu!. Pour récupérer les bandes des sessions du château d’Hérouville, Bowie laisse un chèque de caution… en bois, car ses finances sont alors au plus mal, plombées par ses tracas judiciaires. Laurent Thibault est aussi du voyage, alors qu’il se préparait à enregistrer Alertez les bébés ! de Jacques Higelin. Une seconde période s’ouvre alors avec l’enregistrement d’overdubs lors des séances nocturnes encore une fois, comme une batterie sur Nightclubbing, selon Thibault, ainsi que les parties de synthétiseur ARP et de piano. Petit nouveau dans l’affaire, alors qu’il réside encore chez ses parents – « Il y a un certain M. Bowie au téléphone pour toi » dixit maman à deux heures du matin… tu parles d’un réveil – le jeune Phil Palmer débarque illico pour jouer de sa guitare Telecaster sur Dum Dum Boys et China Girl. Lors de séances vampiriques, Bowie ne donne au neveu de Ray Davies que des consignes allusives, pour poser son jeu dans des paysages sonores bizarres, comme sur Nightclubbing : « Tu marches sur Wardout Street… Joue la musique que tu entends par la porte des clubs devant lesquels tu passes. » Puis Iggy assure les dernières parties de chant, bouclant ainsi tout le matériel avant le mixage final à Berlin.
Avec le passage du temps et les déclarations contradictoires, l’album garde encore quelques mystères. En effet, il est difficile de déterminer qui joue quoi sur cet album, tant Bowie brouille les pistes au fil des semaines, au gré des musiciens, demandant ainsi à l’un de rejouer la performance de l’autre, y compris ses propres parties de guitare enregistrées à Hérouville. Quant au son de la batterie, il y a un véritable sujet. Alors que Visconti se vante d’avoir découvert le fameux Eventide Harmonizer, qui transcende bel et bien Low, Laurent Thibault et son assistant Michel Marie affirment que le Château disposait déjà de l’appareil, détourné pour trafiquer le son de la batterie, capté par un micro Ambisonic, à la technologie dernier cri. Au final, les bandes furent mixées à Berlin par Tony Visconti qui évoqua une opération de sauvetage, à l’écoute du son quasi démo, brut de décoffrage selon lui. Bassiste également, le producteur américain ne cesse de débiner le travail de Laurent Thibault, en parlant du “son de merde” de la basse du Français, jalousant surtout son rôle lors dans l’enregistrement, jusqu’à le snober durant les sessions de Low, enregistré en septembre. Selon une confidence de Thibault, qui revendique l’essentiel du mix final, on ne doit à l’Américain que celui des chansons Funtime et China Girl. Une rivalité tenace…
Sister Midnight ouvre le feu. Composée avec Carlos Alomar, lors de la tournée Station to Station de 1976, la chanson ressemble à une version de Fame figée dans la glace. Sur ce funk à la rythmique implacable, George Murray et Dennis Davis balancent à l’aise. En véritables frères siamois du rock, Iggy et Bowie chantent depuis une salle des tortures. L’Américain déroule de sa voix grave et profonde, quand le Britannique l’accompagne d’un falsetto dément. Les textes cognent par des formules poétiques : « I’m a breakage inside » (Je suis une rupture à l’intérieur), « You’ve got me walking in rags » (Tu me fais marcher en haillons), « You put a beggar in my heart” (Tu as mis un mendiant dans mon cœur). Sans compter une séquence œdipienne chantée par Pop, en digne fan de Jim Morrison : « Mother was in my bed and I made love to her. » Le mix final garde des bruits de BIP vers une minute, lorsque Thibault appuie sur un bouton d’égalisation de la console, ravissant Bowie avec ce crash sonore. Comme à ce signal, la guitare, jusqu’alors maîtrisée, s’enclenche pour déchirer tout le reste de la chanson, pleine d’angoisse et de tension : « Calling Sister Midnight / I’m an Idiot for you. »
Après ce premier titre bien saturé, le fantomatique Nightclubbing parade pour un grand moment d’hypnose. A la fin des premières sessions de The Idiot, Bowie et Iggy n’ont plus de batterie, le matériel étant déjà emballé pour l’Allemagne. Une boite à rythmes Roland fait alors l’affaire. Se posent un piano et un synthétiseur, qui suivent la cadence robotique, à l’instar d’une répétition monolithique à la Krautrock. Surgissant sans prévenir au bout d’une minute, Iggy chante tel un spectre, à la manière d’un Bowie, déroulant ses expériences dans les discothèques européennes, sur des pulsations syncopées, traversés par des décharges de guitare frénétiques : « We’re an ice machine / We see people brand new people / We walk like a ghost / We learn dances brand new dances / Like the nuclear bomb. » Bowie saura s’en souvenir pour le futur Fashion sur Scary Monsters. Désincarné, Iggy traîne et menace, quand David surgit soudain pour l’escorter dans cette promenade noctambule, avant de lâcher l’affaire sur l’impassible : « Oh isn’t it wild ? »
Après quelques pleurs, Funtime débarque avec un fracas de cogneur, comme un automate forcené, tournant en rond dans sa camisole de force. Cette mécanique infernale carbure sous l’influence des titres Lila Engel de Neu! et Monza d’Harmonia, piliers du Krautrock. Quant à la batterie, on y perçoit l’empreinte du fameux Eventide Harmonizer, dont l’utilisation est confirmée par Laurent Thibault dès cet album. Iggy se fait crooner lugubre, chantant comme l’actrice Mae West, telle « une salope qui veut de l’argent« , sur la suggestion de Bowie. Iggy chante Dracula et sa compagnie et c’est la fête… Fun ! Au chant, Bowie l’accompagne dans cette sarabande gothique, quand Iggy part en vrille dans de grands cris et des rugissements viscéraux, sur une éruption de guitare qui balafre la fin du titre.
Après un tel trio frénétique, Baby contraste par son allure de ballade trafiquée, bien plus tranquille. Avec cette baisse d’intensité, c’est le temps de se reposer un peu. Avec son air de chanson des Doors, Baby semble sortir d’un cabaret de déglingue, vibrant sur un synthétiseur hanté et une basse hypnotique. Iggy joue un vieux de la vieille, parlant à une amie so clean… so young… Deux personnes marchent dans la rue du hasard, une métaphore de la vie elle-même. Une petite surprise nous attend pour la suite…
Depuis son succès planétaire des années 80, faut-il encore présenter China Girl ? Sauf que l’album The Idiot en offre une version bien plus ravagée que le lift bankable de Nile Rodgers. Un soir d’été, après une bonne descente d’alcool, Iggy Pop et David Bowie se retrouvent avec des instruments d’enfant, en particulier un piano jouet, pour ébaucher ce titre, nommé d’abord Borderline. Le titre définitif s’explique par l’idylle nouée entre Iggy et Kuelan Nguyen, la compagne d’Higelin. Une chanson d’amour ? D’origine vietnamienne, la jeune femme veut y voir surtout la demande de pardon d’un Américain après la guerre abominable, à peine achevée. Dès l’intro, Iggy fonce dans un mur musical, sur les pistes de basse et de batterie de Laurent Thibault et Michel Santangeli. Assistant à l’enregistrement dans le studio, Kuelan tente de calmer Jimmy qui part en live, en posant son doigt sur ses lèvres, ce fameux SHHH…, que l’Américain reprend aussitôt dans la chanson. Submergée par le mix, la voix d’Iggy s’arrache enfin dans un moment de folie, qui sature le micro, alors que le saxophone de Bowie et la guitare de Palmer font la course dans les derniers instants..
La face B débute sur des claquements de doigts et quelques notes de piano, un brin détraquées, avant que les pulsations incessantes de la basse et de la batterie ne transpercent la chanson. Sur une idée de Bowie, Dum Dum Boys convoque les spectres des Stooges, désintégrés dans une très mauvaise descente. Iggy chante de manière hypnotique et lancinante le destin de ses camarades, avant d’implorer : « I need some noise”… Justement, Bowie balance à la guitare un immense BOWWWWAAAH… Au point d’en avoir des crampes dans les doigts et de déclarer ensuite à son ami : « Je ne sais pas pourquoi je fais ça pour toi, espèce d’abruti ! » A Munich, Bowie demanda à Palmer d’ajouter des parties de guitare sur ce morceau véritablement hanté, torturant note après note.
Interlude improbable, « chanson de casino sur la plage” dixit Thibault, coincé entre les deux monstres qui l’entourent sur la face B, Tiny Girls entre dans la danse macabre. Sur un tapis sonore qui déroule, Bowie joue au saxophone une partie glamour, annonçant l’entrée d’Iggy, en crooner déglingué, un Sinatra gonflé à l’hélium, qui chante son envie d’une nouvelle jeune fille, encore plus virginale que la précédente, sans passé ni personnalité…. Une quête bien vaine certainement. Quant à Bowie, son jeu tourne à la parodie avec un effet monstrueux de réverbération. Au passage, pour épater la galerie, le Britannique ne manqua pas à l’occasion de se vanter d’avoir joué le sax sur Walk On The Wild Silde de Transformer… Incorrigible David, franchement…
Comme LA Blues sur Fun House, l’abrasif Mass Production défonce tout au final. Cette chanson d’horreur industrielle a pour origine le souvenir d’Iggy d’une presse Ford, qui martelait un nouveau pare-chocs toutes les minutes, dans une usine du Michigan. A Munich, Laurent Thibault assemble à l’ancienne une longue bande magnétique, boucle de bruits industriels et d’autres bizarreries, qui défile dans toute la pièce. Un moment inoubliable selon l’ingénieur du son, tout comme pour Bowie, fasciné comme un enfant regardant en silence un train électrique, prononçant enfin son fameux : « Record ! » Sur cette toile de fond bourdonnante, un paysage sonore se dévoile durant de longues minutes d’un canal à l’autre, quand la batterie de Davis et la basse de Murray lancent une nouvelle pulsation. Iggy Pop gémit alors d’une voix « synthézomboïde » selon Lester Bangs, avec des syllabes boursouflées par sa voix de crooner défoncé. A la fin, des synthétiseurs dissonants lancinent sans cesse, déforment la chanson avant de s’éteindre pour céder la place aux premiers bruits de la boucle… La claque !
The Idiot sortit en mars 1977 avec un succès critique jusqu’ici inédit dans la carrière de l’Iguane. Inspirée par le tableau Roquairol d’Erich Heckel, Iggy prend une pose alambiquée, dans la veste de son amie Esther Friedmann. C’est au Brücke Museum que les deux amis découvrirent ce tableau expressionniste. Quant à Bowie, il se livra à un exercice similaire sur la pochette de « Heroes”, capté à Tokyo sous l’objectif de Sukita. Encore une ombre au tableau, le livret d’origine omet de créditer les musiciens, en particulier Laurent Thibault et son camarade Michel Santangeli, bel et bien effacés du film. Maniaque du contrôle, Bowie reproche à l’ingénieur du son, qui se prit à tort un magasine Rock’n’Folk dans la figure, une fuite dans la presse sur les séances du château… La pochette se contente désormais d’un lapidaire « produced and arranged by David Bowie. » Pour troubler davantage la situation, Tony Visconti ne cesse de se donner le beau rôle, dans l’ombre portée de Low, quand l’Américain n’intervint en réalité que lors du mixage final de l’album.
Au nadir de son existence, alors très exsangue, Iggy trouve un nouveau souffle dans cet album hanté, véritable baiser de renaissance. Avec un prix à payer très faustien, car on y perçoit sans cesse la touche Bowie, à son meilleur dans le rôle de l’acolyte de studio, au point de tout vampiriser. Si Low doit beaucoup à The Idiot, véritable b(r)ouillon de culture en l’occurence, une matrice noire, le Britannique manœuvre pour sortir son album avant celui de son ami, histoire de rafler la mise. Du grand Art. Une habitude chez lui… En 1974, il avait déjà piqué l’idée des Stones d’une illustration par Guy Peelleart, sortant Diamond Dogs avant It’s Only Rock’n’Roll, pour s’imposer comme le premier ! Du pur Bowie… Guère rancunier, Iggy accepta de nouveau l’aide de son ami pour enregistrer l’énergique Lust For Life, avant de partir ensemble pour une tournée. Bowie est aux claviers et chante dans les chœurs à l’occasion, quand l’Iguane parade sur la scène avec les frères Sales et Ricky Gardiner. La complicité est aussi palpable lorsqu’on observe le duo sur le plateau TV du Dina Shore Show, filmé à Los Angeles. Une amitié taillée dans le roc…k.
En 2016, année de la mort de Bowie, Iggy Pop reprit les belles chansons de la période The Idiot et Lust For Life pour la tournée Post-Pop Depression. Et de confier à de multiples reprises à quel point Bowie lui avait sauvé la vie, quand il n’était qu’un paria, en lui offrant deux disques formidables : « Il m’a donné le répit dont j’avais besoin pour continuer à vivre ma vie. Il est mon bienfaiteur. » Néanmoins l’album reste marqué d’un sceau macabre depuis que Ian Curtis prit une dernière dose de ce venin noir avant de commettre son acte fatidique, comme l’aveu troublant d’une filiation évidente, et on ne parle même pas de la basse de Peter Hook de Joy Division… Quant à The Idiot, ce dément robotique ne cesse de tourner en rond sur les platines. Oh isn’t it wild ?
PS ; Je tiens à remercier vivement Laurent Thibault qui m’a reçu chez lui, sur les bords de Loire, au https://www.
Amaury de Lauzanne