« La Joie ennemie » : la nuit à l’IMA de Kaouther Adimi

C’est pour être au plus près des œuvres de la peintre algérienne Baya que Kaouther Adimi a choisi de passer une nuit à l’Institut du monde arabe. Entremêlant la vie de Baya et la sienne propre, entre France et Algérie, elle livre avec La Joie ennemie un récit intime, témoignant, à hauteur d’enfant, de l’horreur de la décennie noire, mais aussi de son l’amour pour l’Algérie qui la pousse à écrire contre la peur et à « choisir la joie ».

Kaouther Adimi
© Marie Rouge

« Ni mort ni meurtrier
Je dissimule nos pertes
À la joie ennemie »

En exergue au livre de Kaouther Adimi, avant de pénétrer avec elle à l’intérieur de l’Institut du monde arabe, ces quelques vers de Kateb Yacine... On connaît le principe de la collection « Ma nuit au musée » chez Stock : un écrivain est invité à passer une nuit dans un musée de son choix puis à écrire un texte que ces heures de solitude au milieu des œuvres d’art lui auront inspiré. SI Kaouther Adimi a choisi l’IMA, c’est parce que s’y tient une exposition consacrée à la peintre algérienne Baya. Révélée en 1947 par Aimé Maeght, célèbre dès ses 16 ans, louée par Matisse, Picasso, Braque et bien d’autres, elle retombera ensuite dans l’anonymat et ne sera redécouverte que bien plus tard, à l’aube du XXIe siècle. Ce n’est pas la première fois que Kaouther Adimi a le projet de parler de Baya, dont elle était « tombée amoureuse » en 2009, au musée des Beaux-Arts d’Alger : en 2018, déjà, elle avait passé une nuit au musée Picasso, cherchant dans les tableaux du peintre catalan des traces de cette jeune artiste algérienne qui avait fréquenté l’atelier Madoura. Rattrapée par ses propres fantômes, elle avait presque fui, emportée dans une errance à laquelle avait succédé un lourd sommeil… Cette fois, en 2022, c’est tout près des toiles de Baya qu’elle s’installe, au deuxième sous-sol de l’IMA, bien décidée à entrer dans son univers et à ne pas se laisser engloutir par son propre passé.

La Joie ennemieLa réussite de La Joie ennemie tient à la façon dont s’entremêlent la vie de Baya et celle de l’auteur, son histoire personnelle et la grande histoire, dessinant les contours d’une Algérie vue à hauteur d’enfant. L’un des intérêts du livre est nous faire re/découvrir Baya – je ne la connaissais pas moi-même avant les expositions qui lui ont été consacrées à Marseille récemment – et de nous donner envie de partir à la découverte de ses oeuvres. De nous faire entrer, en suivant le parcours d’une petite orpheline indigène et autodidacte, dans l’Algérie des années 40-50, que des relations tourmentées unissent à la France. Mais on s’attache surtout au récit qui naît du chaos émotionnel dans lequel cette nuit passée à l’IMA plonge Kaouther Adimi, la ramenant au début de la guerre civile algérienne. Entre deux pays, entre deux langues, entre deux cultures, la petite fille, après un séjour de quatre ans à Grenoble, repart en août 1994 pour l’Algérie où son père, militaire et doctorant boursier, a choisi, à contrecourant de tous, de rentrer avec les siens. Elle a alors huit ans. À la joie de quitter Grenoble et ses montagnes, succède vite le traumatisme d’une arrestation terrifiante à un barrage routier puis d’une vie marquée par l’insécurité, le harcèlement, la peur, le renfermement de la famille sur elle-même, jusqu’à l’attentat kamikaze du 11 décembre 2007 auquel elle échappe de très peu.

La Joie ennemie est un récit intime, tissé de souvenirs enfouis depuis l’enfance, qui témoigne de l’horreur de la décennie noire, inscrite à jamais dans le corps de Kaouther Adimi. Une démarche nécessaire, menée en s’appuyant sur les témoignages de ses proches, afin de reconstituer sa propre histoire, à jamais marquée, pourtant, par les trous béants de questions restées sans réponse. Une histoire émouvante, racontée dans une écriture vigoureuse et dénuée de tout pathos, celle d’une famille où, entre deux langues, se construira l’amour de Kaouther Adimi pour la littérature : se voyant privée de livres à son retour en Algérie, la petite fille que son père emmenait chaque semaine à la bibliothèque de Grenoble, sera saisie du désir d’écrire. La Joie ennemie est ainsi une réflexion sur les liens qui unissent parents et enfants, sur la transmission, les héritages mais aussi les non-dits avec lesquels il faut bien composer. Et s’il témoigne des souffrances vécues, de celles qui vous tordent le ventre à la tombée de la nuit, il est aussi une déclaration d’amour à l’Algérie qui continue à l’accompagner partout où elle se trouve. L’Algérie, le seul pays où elle se sente vraiment elle-même et pour lequel elle s’est attachée à écouter ce qui résonne en elle, aussi bien « l’écho de la guerre » que « le rire de Baya », à écrire contre la peur et à « choisir la joie ».

Anne Randon

La Joie ennemie
Récit de Kaouther Adimi
Éditions Stock, collection « Ma nuit au musée »
256 pages – 19,90€
Date de parution : le 20 aout 2025

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