Oserez-vous visiter La Ville de Nicolas Presl, tour de Babel apocalyptique soudainement envahie par les zombies ? Dans la droite ligne d’un George A. Romero mais à sa façon toute particulière, l’auteur montre que les monstres ne sont pas ceux que l’on croit…

Dans une cité indéterminée en bord de mer, un couple fortuné et insouciant s’éclate dans l’alcool en se trémoussant sur les rythmiques effrénées d’une sono tapageuse. Mais bien vite, le cliché idyllique va se fissurer lorsqu’un cadavre porté par les flots s’invite sur le rivage de leur île artificielle, suscitant la panique des résidents. Puis, c’est lors d’une virée dans leur jet-boat que le couple va tomber sur un second noyé. Ils vont alors réaliser que les morts sont en train de se réveiller, de plus en plus nombreux, pour envahir les demeures et attaquer leurs occupants… Désormais, plus personne ne semble à l’abri…
Se lancer dans la lecture d’une œuvre de Nicolas Presl est à chaque fois une expérience, et La Ville ne déroge pas à la règle. Le travail de cet auteur, totalement à part, tient davantage de la démarche artistique, même si l’on reste bien dans la narration séquentielle. De façon inexplicable, ses récits procurent une sorte de fascination faisant que l’on reste captivé jusqu’à la fin par son univers étrange, très étrange, loin d’être avenant.
De plus, ses bandes dessinées sont totalement muettes, et obligent le lecteur à une participation active pour essayer de deviner les conversations ou trouver du sens à certains passages plus ou moins obscurs, quand bien même on arrive à saisir la teneur globale de l’histoire, du moins peut-on le croire…
Dans La Ville, ce sont deux univers totalement étrangers l’un à l’autre qui se télescopent. D’un côté, les individus issus d’une classe qu’on suppose aisée, qui viennent faire la bamboche dans une ville qui évoquerait immédiatement Dubaï, Doha, ou tout autre « Mecque » ultramoderne du golfe persique, où les influenceurs, ces nouveaux riches des temps modernes, aiment à exhiber leur réussite sociale. Et à côté d’eux, les invisibles, ceux que l’on ne voit pas sur les brochures touristiques, parce qu’ils sont laids, pauvres et sentent mauvais, morts ou presque, quelle importance ?
Mais tout va basculer le jour où ces « morts-vivants » auront l’idée de venir narguer ces « princes de la maille » représentés par ce couple très mal assorti et superficiel : lui, un parvenu queutard et alcoolo qui drague la bonne de sa résidence de luxe, elle, une midinette un brin écervelée, étrangement attirée par la même bonne, donnant lieu à une histoire dans l’histoire…
Et dès lors, tout ne va faire qu’empirer. Nos pestiférés vont déferler et faire régner la terreur dans ce milieu propre et bien ordonné, dans des scènes dignes de Walking Dead. Et on ne sait même pas vraiment si celles-ci sont liées à un mauvais trip dû aux substances plus ou moins licites ingérées par la bande de noceurs en roue libre. Après des scènes extrêmement chaotiques faisant ressembler l’Enfer de Dante à l’Île aux enfants, un semblant de calme revient et l’on voit ces riches oisifs se marrer de nouveau autour d’une luxueuse piscine, de façon quelque peu lunaire, tandis que les fumées de la révolte montent au loin…

Je ne me lancerai pas dans l’exégèse de ces 312 pages, ce qui prendrait beaucoup trop de temps, mais l’impression qui domine ici est que l’auteur a joué sur les contrastes de deux classes sociales antagonistes pour mieux faire ressortir l’étrangeté absolue de nos sociétés. Il faut l’avouer, tout cela est quelque peu anxiogène, mais La Ville est un miroir peu flatteur qui nécessite tout de même une certaine dose de bravoure à la lecture. Le monde décrit par Nicolas Presl est réellement terrifiant, c’est vrai. Mais quand on y réfléchit, est-il si différent du nôtre ? En fin de compte, l’auteur ne fait ici que retranscrire son chaos ambiant, sa violence, ses incohérences et ses injustices, avec en filigrane la désinvolture de ceux qui se croient à l’abri dans leurs bulles de confort. Parabole politique, son récit renoue avec la vision de Georges A. Romero, qui à travers la thématique du mort-vivant, dénonçait une société basée sur le profit et la consommation. On peut aussi citer l’œuvre de Robert Kirkman (Walking Dead, donc), dans laquelle il exposait les facettes les moins glorieuses de l’être humain et sa noirceur la plus barbare…
Même si le contexte semble évoquer ces nouveaux paradis persiques, n’allez pas croire que le récit est spécifique à notre époque. De façon plus intemporelle, Presl parle du monde tel qu’il a toujours été, d’ailleurs on ne verra dans La Ville aucun smartphone ou autre objet connecté, si ce n’est les drones de surveillance très stylisés…
Nicolas Presl reste fidèle à son style très graphique, où le noir et blanc est totalement justifié, se suffisant à lui-même. Sa ligne claire est loin d’être désagréable avec ces faciès à la Picasso. Par leurs personnages inquiétants, certaines scènes rappellent un peu l’expressionnisme d’un James Ensor ou d’un Otto Dix. C’est en cela que je parlais plus haut de démarche artistique.
Clairement, La Ville est à déconseiller aux personnes sensibles… ceux qui privilégient la BD à papa dédaigneront sans doute l’ouvrage. Plus curieux peut-être, les autres aviseront… Mais Nicolas Presl, auteur solitaire que tout amateur d’insolite se doit de découvrir, signe une fois de plus une œuvre unique, à l’écart des sentiers battus. L’auteur vendéen nous raconte ici le fracas du monde, et paradoxalement, le fait d’abolir les mots ne le rend pas moins assourdissant, bien au contraire, et ne fait que renforcer la puissance du propos.
Laurent Proudhon
La Ville
Scénario & dessin : Nicolas Presl
Editeur : Atrabile
312 pages – 27 €
Parution : 6 juin 2025
La Ville — Extrait :
