Révélée au public français en 2015 grâce à Rosa candida, l’Islandaise Auður Ava Ólafsdóttir possède le talent de dire des choses complexes avec des mots simples, ceux qui touchent immédiatement, tant l’empathie pour ses personnages est contagieuse. DJ Bambi explore la trajectoire d’une femme trans née dans le corps d’un homme, abordant avec délicatesse et poésie les questions d’identité sur fond de temps qui passe.
« Je ne demande pas grand chose.
Juste un corps qui me ressemble.
Un point c’est tout. »
Logn est née homme, s’en est accommodée pendant des années, s’est mariée avec une femme, a eu un enfant en tant que père. Elle a déjà entamé sa transition par hormonothérapie, il ne lui reste plus que l’opération de réassignation qui fera d’elle définitivement une femme. Alors, à 61 ans, elle attend le dernier jour du reste de sa vie, et c’est très long : elle est depuis 6 ans sur liste d’attente car seulement il n’y a que deux opérations par an à Reykjavik avec un chirurgien venant exprès de l’étranger.
Auður Ava Ólafsdóttir a un ton bien à elle qui fait que le lecteur se sent immédiatement bien entre ses lignes. Logn, on l’aime dès la première scène, au bord du suicide, à la recherche du bon endroit pour se noyer aux alentours de Reykjavik, avant de renoncer suivie par un goéland qui l’observait à distance de ses congénères. L’autrice a le regard tendre, et c’est avec sa tendresse emphatique qu’on accompagne en toute confiance Logn.
Le fil du récit est tendu sans rechercher le linéaire, entrecoupé de souvenirs qui ressurgissent lorsque Logn se raconte à une écrivaine qui veut écrire un livre sur elle. Ces chemins de traverse et autres digressions se conjuguent au présent, comme si le temps était suspendu à son attente, alors qu’en fait il se nourrit du passé tout en avançant vers un futur dont on ne sait s’il aboutira aux souhaits de Logn.
« Sonja était la femme que je rêvais d’être et dont j’étais amoureux. Elle était mon modèle, j’observais sa façon de parler, sa manière de
bouger, ses attitudes, son regard, son rire, cette façon qu’elle avait de faire plusieurs choses en même temps, vider le lave-vaisselle tout en discutant avec sa mère, en se faisant griller des tartines et en coupant des tranches de fromage pour les étaler sur le pain. Si j’étais née fille, si j’étais venue au monde dans le bon corps, je serais devenue mère et non père. »
Il y a beaucoup de douleurs dans cette vie dans la mauvaise enveloppe corporelle. Une vie à se mentir et à mentir aux autres, une vie à essayer de se conformer aux attentes. Puis à être rejetée par les siens une fois son identité de femme assumée. Seul son frère jumeau la soutient avec beaucoup d’amour, ses soeurs refusent de lui parler, tout comme le reste de sa famille.
Cette souffrance nous est contée sans dolorisme, avec une délicatesse assez miraculeuse étant donné la complexité du sujet. Tout est dans les détails, d’infimes détails qui laissent surgir la poésie, la fantaisie même qui pointe derrière le drame. Le récit manque de tension narrative mais le personnage de Logn est tellement touchant que le charme opère. On se laisse flotter comme dans de la ouate au fil d’anecdotes qui s’additionnent et composent une vie qui n’a pas été celle attendue mais qui pourrait le devenir.
Logn est le prénom provisoire qu’elle s’est choisie en attendant que sa famille accepte qu’elle prenne à l’état civil le prénom de sa grand-mère Gudridur. Logn en islandais traduit une absence totale de vent, un air parfaitement immobile « parce que le temps s’arrête en l’absence de vent, on n’a plus à s’inquiéter de laisser passer des occasions et des opportunités, ni de savoir qu’on approche toujours plus près de l’abime, de la vanité de la vie, du vide, et de notre fin du monde personnelle. »
Comme dans ses romans précédents sur d’autres sujets, Auður Ava Ólafsdóttir trouve le ton juste pour parler de la vie qui passe avec ses épreuves et ses petits bonheurs quotidiens. L’air de rien, sans militantisme bruyant et péremptoire, elle instille une réflexion intelligente et subtile sur le genre et sur ce que c’est qu’être un homme ou une femme dans notre société. On referme son roman touché par la pudeur et la dignité d’un personnage qui ne demande qu’une chose, que l’enveloppe corporelle qui se trouvera dans son cercueil corresponde à celle qu’il est.