Dans ce pur roman d’amour, Antonio Muñoz Molina, un des plus grands écrivains espagnols vivants, interroge les choix et les motivations profondes qui déterminent une vie entière et une identité, composant un roman d’une extrême élégance sur le pouvoir de l’amour, les pièges de la mémoire, la loyauté et la trahison.

Gabriel et Adriana se sont aimés au sortir de l’adolescence sous Franco, dans les braises encore chaudes de la guerre civile espagnole. Lorsqu’ils se quittent, un soir de mai 1967, lui partant étudier aux États-Unis, ils ne savent pas qu’ils devront attendre un demi-siècle pour se revoir, une heure accordée par Adriana pour une ultime rencontre au crépuscule de leur vie.
La maîtrise narrative d’Antonio Muñoz Molina est éblouissante. Il a construit son roman comme un quatuor de musique de chambre. Quatre parties, chacune écrite pour un seul intrumentiste sans qu’on ne devine le chef d’orchestre derrière ou le soliste attitré, chacune stylistiquement très différente au point qu’on pourrait les lire comme des nouvelles. Mais une fois la dernière page refermée, la vue d’ensemble impressionne, les différents points de vue s’assemblant et permettant d’aborder les personnages sous différents angles : ce qu’ils pensent être, la façon dont ils se perçoivent et celle dont ils sont perçus de l’extérieur.
La première partie est la plus surprenante : soixante-dix pages qui ne forment qu’un seul paragraphe, sans points, juste des virgules. Ce flot frénétique de mots traduit une pensée qui vacille et dérive sous le choc des retrouvailles, fait entendre de façon viscérale le tourment de Gabriel lorsqu’il retrouve Adriana, entre joie, nostalgie et douleur.
« Face à elle si proche, il sentait l’odeur de ses cheveux et de son rouge à lèvres, son haleine tiède et pure, qu’il avait respirée avec étonnement la première fois qu’il l’avait embrassée dans un cinéma lointain de Madrid, et son regard l’ensorcelait, l’enivrait, pénétrait sa conscience en lui abandonnant sans retenue toute son âme, toute l’expérience de sa vie, tout son amour, son désir et sa désillusion, toute la solitude et la douleur qu’elle avait connues, toute sa propension à la ferveur, à la joie audacieuse, à la tendresse et à l’insolence sexuelle. Elle était redevenue la jeune femme qu’il fréquentait adolescent, la personne quasi inconnue dont il était resté sans nouvelles depuis 1967 et qu’il commençait à aimer de nouveau, à mesure qu’il découvrait ce qu’elle avait vécu pendant ces longues années. Elle était l’amour de sa vie. »
Les parties suivantes retrouvent un phrasé classique et voient apparaître un troisième protagoniste, un ami de Gabriel, avec sa vision de l’histoire, avant que ne soit présenté le contrepoint apporté par Adriana elle-même. Le suspense est réel, on veut absolument découvrir pourquoi deux êtres ayant partagé un amour absolu semblant éternel ont fini par se perdre dans les méandres du destin ; on veut absolument savoir ce qui va ressortir de ses retrouvailles crépusculaires après un demi-siècle de vies construites loin de l’autre, sans nouvelles de l’autre.
« En s’éloignant d’Adriana Zuber, il s’était éloigné de lui-même et de ce qu’il y avait de meilleur en lui. Non qu’il l’ait trahie ou oubliée, mais loin d’elle il avait cessé d’être tel qu’il était ; il avait aboli la vie qu’il aurait dû mener, son identité qui ne se cristallisait qu’à son contact, grâce à son influence passionnée et lucide ;(…) Détaché d’elle, il avait simplement été une personne différente sans le dissimuler, de manière résolue, intoxiqué par les aiguillons de la vanité et de l’argent, la sensation de pouvoir, l’ivresse de l’ascension sociale. »
Les lecteurs familiers de l’oeuvre d’Antonio Muñoz Molina ne seront pas surpris par la maestria de l’auteur à orchestrer ellipses et points de vue avec une écriture brillante qui allie souplesse organique et précision mathématique. On ne pouvait mieux dire l’impossibilité de rattraper le temps perdu, la mémoire qui sauve le passé autant qu’il l’invente lorsque les rêves permettent de vivre une vie manquée, l’impact de la guerre civile et de l’ère franquiste sur les êtres, les voies qui mènent à l’émancipation, la loyauté familiale qui entre en conflit avec les désirs profonds … autant de thèmes qui résonnent dans le dernière partie et touchent profondément. La nostalgie d’un premier amour est parfois aussi celle de la personne que nous étions autrefois.
Marie-Laure Kirzy