Après un fantastique premier roman sur Alain Pacadis, Charles Salles nous ravit de nouveau avec ce Lagarce, Fiction. Une fiction intelligemment construite pour faire un portrait intime et palpitant de Jean-Luc Lagarce. Important et salutaire pour rendre un nouvel et bel hommage 30 ans après la disparition d’une vedette (mondiale) du théâtre français !

Je ne vois pas de raison particulière pour ne pas commencer en disant que vous devez lire ce livre. Et ce que vous aimiez ou pas le théâtre, que vous connaissiez ou non Jean-Luc Lagarce, que vous sachiez ou que vous ignoriez qu’il s’agit là d’un des auteurs de théâtre français les plus joués au monde (Jean-Luc Lagarce a tiré le diable par la queue toute sa vie, mais son œuvre connaît un succès public, critique et institutionnel énorme depuis une vingtaine d’années). Pourquoi ? Peut-être Lagarce, Fiction vous donnera envie de relire du théâtre, ou de lire l’œuvre de Jean-Luc Lagarce (à ma grande honte, je dois avouer que je connaissais peu et j’ai heureusement corrigé cette ignorance). Surtout, me semble-t-il parce que, théâtre ou pas, ce roman vous réconciliera (de nouveau, s’il en était besoin) avec la littérature. Ce n’est pas un livre facile mais, en le refermant, on retrouve cette évidence de la lecture comme rencontre avec des personnages singuliers et magnifiques, et Jean-Luc Lagarce en fait partie. Et, évidemment, avec Lagarce, Fiction, on retrouve cette autre évidence : écrire, c’est savoir (re)donner vie à ce genre de personnages. Charles Salles sait écrire.
Avec ce nouveau roman, cette nouvelle fiction, Charles Salles change de régime. Alain Pacadis, Face B nous parlait d’un homme et d’une époque – le personnage le réclamait. Avec Lagarce, Fiction, Charles Salles quitte le social pour l’intime, l’intimiste. Là encore, il s’adapte parfaitement à son personnage. Jean-Luc Lagarce a beaucoup travaillé sur la difficulté de communiquer, de parler de soi, sur la solitude ; son théâtre parle de famille et de rapports intimes. C’est sur cela qu’a écrit Charles Salles. Il nous raconte l’homme/écrivain et ses rapports aux autres, à des proches surtout (à la famille) et au théâtre. Il y à l’écriture, évidemment, et aussi au sexe, les autres hommes, la baise. Les deux apparaissent comme indissociables. Jean-Luc Lagarce a dédié sa vie au théâtre, à un certain type de théâtre sur lequel il n’a jamais transigé (ce théâtre a d’ailleurs eu du mal à trouver son public). Il n’a, semble-t-il, jamais hésité dans ses rapports aux autres hommes, même aux pires moments de l’apparition du SIDA. Une envie de liberté, d’intransigeance, une forme de radicalité aussi bien dans son écriture que dans le sexe. Cela lui aura coûté la reconnaissance (de son vivant) et la vie. Cela lui a aussi donné une forme de vie, et une reconnaissance plus durable. Un portrait palpitant, brûlant et superbe.
Superbe est aussi la manière de dessiner ce portrait. Charles Salles choisit de faire parler toute une série de proches ou très proches – une actrice, ses producteurs, son père, sa mère, son frère, un double, … – qui entrent successivement en scène pour répondre aux questions d’un réalisateur de documentaire sur Jean-Luc Lagarce. À chacun et chacune, un chapitre. À chaque chapitre, une scène du documentaire, introduite par une description brève genre scène de théâtre. On voit Jean-Luc Lagarce grandir, évoluer, devenir un écrivain, un homme, galérer, jouer, jouir, devenir séropositif et mourrir. On voit les autres qui le regardent, l’aiment, s’interrogent sur lui.
Le dispositif est évident et simple, mais compliqué si on imagine la nécessité de ne rien oublier, et garder une cohérence dans la durée. Chacune de ces histoires dans l’histoire est belle, émouvante, riche, passionnante en elle-même ; elle nous parle de Lagarce et de ces personnes elles-mêmes dans leur rapport avec lui. Chacune de ces histoires est intéressante parce qu’elle dégage une facette de Jean-Luc Lagarce et permet de dégager un portrait au travers du regard ce celles et ceux qui l’ont connu. Cette choralité permet également d’abolir la distance que pourrait prendre un portrait raconté à la troisième personne, sans tomber dans la monotonie d’une biographie. Cela rend le roman encore plus intéressant. Oui, même si ce n’est pas une lecture facile, c’est un livre qu’il faut lire.
Alain Marciano