Avec ses faux airs de « true crime », le nouveau roman de Nina Allan nous embarque dans une enquête policière qui devient vite intime, voire surnaturelle. Comme souvent, la romancière anglaise s’empare de motifs bien connus pour mieux nous mener vers un ailleurs aussi complexe que fascinant.

Les Bons voisins, c’est d’abord une histoire d’amitié entre deux adolescentes, Cath et Shirley. Très différentes, elles partagent pourtant le même rêve : quitter un jour l’île de Bute où elles vivent depuis leur enfance. Mais, un jour, leur quotidien se transforme en tragédie : le père de Shirley se tue dans un accident de voiture et la police découvre alors que toute la famille Craigie (Shirley, son petit frère Sonny et leur mère Susan) a été assassinée. Pour les enquêteurs, il ne fait aucun doute que Johnny, le père, un homme dur et irascible, est l’auteur de ce terrible « familicide ». Et même s’il reste bien des zones d’ombre et des questions en suspens, l’affaire est rapidement classée.
Des années plus tard, Cath vivote en travaillant pour un disquaire de Glasgow. Enlisée dans une histoire d’amour sans avenir, elle s’échappe de son morne quotidien grâce à la photographie. Son projet ? Photographier des maisons dans lesquelles ont eu lieu des crimes pour en montrer toute la banalité extérieure. C’est ce projet qui l’amène à revenir sur l’île de Bute. Elle souhaite photographier la maison de la famille Craigie qu’elle a tant fréquentée adolescente. Arrivée sur place, Cath est surprise de constater qu’une femme s’y est installée. Elle ne tarde pas à faire la connaissance de cette Alice, une londonienne qui a fui son mari, son métier dans la finance pour se ressourcer après une longue dépression. Les deux jeunes femmes deviennent vite complices et s’intéressent ensemble à l’affaire Craigie. Elles sont rapidement convaincues que la version officielle est loin d’être satisfaisante…
On le voit, la structure narrative des Bons voisins s’appuie sur les motifs traditionnels de ces romans policiers qui cherchent à prendre tous les atours des récits de true crime. De fait, Nina Allan multiplie les pistes, délivre petit à petit les indices et maintient jusqu’au bout de son roman un grand nombre de questions. La dimension policière de son livre fonctionne donc parfaitement et sans doute aurait-elle suffi à bien des écrivains.
Mais, ceux qui connaissent l’œuvre de Nina Allan le savent bien, l’Anglaise n’est pas une romancière comme les autres. Si les genres romanesques l’intéressent, c’est parce qu’ils lui permettent d’explorer des pistes généralement négligées par ses pairs. Ainsi, dans Les Bons voisins, Nina Allan développe autant le portrait de Cath – ses doutes, ses hésitations, sa relation ambiguë avec Alice – que l’enquête qu’elle mène pour découvrir la vérité. Autrement dit, l’enquête policière se double ici d’une autre quête, plus intime, celle que Cath va effectuer presque malgré pour se libérer de ce passé douloureux. On assiste alors à une fascinante collision des deux époques et l’analyse des sentiments de Cath se révèle aussi intéressante que l’histoire criminelle en elle-même. Qu’éprouvait-elle exactement pour Shirley ? Était-elle amoureuse de son amie ? Sa relation avec Alice est-elle une sorte de transfert de ce qu’elle a ressenti autrefois ?
Pour mieux rendre compte des doutes de son personnage, Nina Allan insère dans son récit des dialogues imaginaires entre Cath et son amie d’enfance. Ce procédé dynamise l’étude psychologique du personnage tout en illustrant efficacement l’impossibilité pour Cath de se détacher des souvenirs de son adolescence.
L’œuvre de Nina Allan se caractérise aussi par sa capacité à multiplier les pistes narratives, à délaisser pour un temps son récit principal au profit d’autres angles qui viennent habilement le compléter. Dans Les Bons voisins, cette tendance est moins prononcée que dans l’excellent Conquest, paru en 2023. Pour autant, dans Les Bons voisins, elle emprunte quelques chemins de traverse qui explorent légendes et folklores et la romancière ajoute ainsi une dimension supplémentaire à son histoire, qui prend alors des atours quasi fantastiques. Le handicap visuel dont souffre Cath, et qui l’oblige à regarder les choses autrement, devient alors une sorte de métaphore de notre tendance à déformer la réalité des événements que l’on vit.
Les Bons voisins est donc une nouvelle réussite de Nina Allan, une romancière qui est sans aucun doute l’une des voix les plus originales de la littérature anglo-saxonne contemporaine.
Grégory Seyer