Oui, voilà enfin, un polar indien contemporain et très « social » : une véritable immersion dans l’Inde d’aujourd’hui avec ses clivages sociaux, ethniques et religieux. Nilanjana Roy nous emmène très très loin dans une Inde mal connue, surpeuplée, unique, effrayante et monstrueuse, aussi fascinante que déconcertante.

On découvre là un polar indien moderne qui ne se limite pas à explorer un passé exotique souvent fantasmé et formaté pour nos yeux d’occidentaux (bon je dis ça mais c’est pas gentil pour Abir Mukherjee qui nous a quand même pas mal divertis et instruits jusqu’ici).
L’auteure de Black River, Nilanjana S. Roy, journaliste et romancière, est née à Calcutta et vit à Delhi : elle écrit en anglais mais c’est une authentique indienne qui ne s’est pas expatriée chez les anglo-saxons.
La traduction de l’anglais est signée par Benoîte Dauvergne qui nous gratifie même d’un petit lexique des mots indiens intraduisibles.
La petite Munia n’a qu’une dizaine d’années quand elle est le témoin involontaire d’un crime.
On la retrouve pendue à un arbre : elle ne parlera plus.
Munia ne chantera plus comme « le minuscule oiseau brun dont elle porte le nom », le capucin damier.
Mansoor Khan, l’idiot du village (on en apprendra bientôt un peu plus sur sa triste histoire), a la mauvaise idée de se trouver au pied de l’arbre lorsqu’on décroche le cadavre de Munia.
Il est musulman et fait un coupable idéal pour le village hindou qui réclame justice ou vengeance, en Inde on confond un peu les deux.
La police est obligée de négocier avec les villageois, pour obtenir un délai et mener une rapide enquête : « D’accord. Mais seulement une semaine, pas deux. Après, peu importe ce que vous direz ou ce que prévoit la loi, il sera à nous. »
Nous sommes dans les années 2000 dans un petit village agricole hindou. « Teetarpur se situe juste à la frontière entre Delhi et le Haryana , à une heure de voiture de la capitale. Situé à proximité d’une zone d’usines sucrières et d’huileries, c’est un modeste bourg d’à peine deux cents huttes et maisons en briques de plain-pied. »
Si ce n’était le dépaysement, on penserait presque à un roman de R.J. Ellory.
Il y a là Chand, le père inconsolable de Munia, il était veuf et élevait seul la petite.
Rabia et Badsha Miyan ses amis (musulmans) venus de Delhi le soutenir.
Ombir le policier du village qui n’a qu’une envie, dormir, encore et encore, sans jamais y arriver.
Son adjoint Bhim Sain.
La fine équipe sera bientôt rejointe par Pilania, un jeune flic ambitieux venu de la ville.
Et puis Jolly Singh le riche notable du village, le seul qui habite une vraie maison en dur.
Quelques danseuses qui ne sont pas toutes avares de leurs charmes, quelques hommes de main à la solde des notables, …
Ça fait pas mal de suspects, j’ai bien ma petite idée, mais est-ce vraiment la bonne ?
L’Inde est un pays-continent gigantesque, surpeuplé, monstrueux, unique, effrayant, passionnant, fascinant, déconcertant, … [cocher les cases vous concernant].
Que vous ayez eu ou non, la chance d’y voyager, ce bouquin va vous permettre d’en approcher quelques facettes sans bouger de votre fauteuil de lecture.
Il suffit de quelques pages pour que Nilanjana Roy nous immerge totalement dans un ailleurs, à mille lieux de chez nous (7.000 km pour être précis).
Quelques lignes lui suffisent pour déployer tout un univers de senteurs, bruits, couleurs, sensations, …
Le chapitre sur le gigantesque abattoir d’Idgah à Delhi est à inscrire dans les annales !
« La puanteur indique qu’ils sont arrivés à l’abattoir. C’est une puanteur de champ de bataille, une puanteur de morgue. […] La réalité de la mort lui est pourtant familière. Ce qu’il a du mal à supporter, c’est l’ampleur du massacre. »
Même si on n’est pas trop friand de ces descriptions exotiques, sa plume fait des miracles et bientôt vous pourrez différencier rien qu’à la pétarade du moteur, la Rajdoot de la Bullet, le Tempo de la Kawasaki, les motos et principal moyen de locomotion à Teetarpur.
« Ombir reconnaît aux ratés du moteur la signature arythmique de la Yamaha pétaradante de Dilshad Singh. »
Une fois l’intrigue lancée, Nilanjana Roy nous laisse approcher de plus près ses personnages : de longs retours arrière nous permettent de faire plus ample connaissance avec Chand (le père de la petite Munia) qui, avant de revenir dans son village, travailla longtemps à Delhi, dans des conditions qu’on vous laisse découvrir.
« Delhi, sale, surpeuplée, brutale, cette ville où même les corbeaux ont une lueur calculatrice dans le regard et n’hésitent pas à arracher le pain du bec de leurs congénères, a commencé à exercer son attraction sur lui. […]
« La foule, les coups de coude brutaux, les regards insistants des hommes, les gangs de voleuses à la tire aux arrêts de bus : tout cela lui est insupportable. La poussière et la pollution de Delhi lui serrent la gorge, font gonfler ses yeux. »
C’est passionnant et très instructif. Au détour d’un paragraphe, l’auteure nous laisse entrevoir des pratiques étranges parce que très étrangères, bizarres parce que très exotiques, comme par exemple ce curieux rapport au lieu de vie, la ‘demeure’, incompréhensible pour nous qui chérissons la ‘propriété’, la maison.
« Tous, humains comme animaux, vivent en permanence entassés dans des espaces trop petits pour eux, des espaces qui les rendent cruels et durs envers les autres, toujours sur le point d’être déplacés, jamais complètement chez eux. »
Ou encore cet autre épisode qui concerne l’amie de Chand, Rabia qui vient d’emménager à Delhi dans un lotissement … au pied d’une gigantesque décharge qui s’enflamme périodiquement (la ville croule sous ses propres déchets) : « le sommet de la décharge s’était embrasé, volcan en sommeil brusquement réveillé. Ils avaient rapidement rangé leurs affaires dans des cartons et des draps, puis aligné ces paquets sur la route, prêts à fuir si l’incendie se répandait. »
Décidément ces indiens ont, avec leur ‘maison’, un rapport sans commune mesure avec le notre.
L’auteure décortique également le mariage, les enfants, la place des femmes, la prévarication endémique (cadeaux et pots de vin, c’est tout un art là-bas !) ou encore les clivages religieux et sociaux. C’est bigrement instructif.
Et très contemporain : nous sommes au début des années 2000, dans les environs de Delhi, le lecteur doit se le rappeler régulièrement tant ce récit est incroyable.
En apparence, l’enquête policière pourrait n’être qu’un prétexte sympa pour le voyage, mais Nilanjana Roy ne se contente pas d’une intrigue simpliste et « cette affaire est pleine de cadavres dérangeants ».
Un cadavre qu’on aurait préféré ne pas découvrir, un autre qui n’était pas prévu et même un autre … qui n’est finalement pas là où on croyait le trouver.
Les rebondissements de l’enquête et les retours en arrière nous permettront de faire plus ample connaissance avec les principaux personnages, leur passé, leur histoire, leurs contradictions.
Avec eux, nous devrons réapprendre à distinguer finement ce qui est légal, ce qui est juste et ce qui est légitime, arriver à « une compréhension profonde du véritable fonctionnement de ce pays » car évidemment « il est plus facile de classer une affaire que de la tirer véritablement au clair ».
Bruno Ménétrier