« Le Ventre de la jungle », d’Elaine Vilar Madruga : une fable terrifiante sur la maternité

Romancière, poète et dramaturge, Elaine Vilar Madruga est l’une des voix littéraires les plus marquantes de Cuba. Dans la lignée d’une Mariana Enríquez ou Agustina Bazterrica, elle relie le meilleur de la tradition littéraire latino-américaine aux préoccupations actuelles autour de thèmes comme la maternité et le corps des femmes, dans une fable féministe radicale et brute, mélange unique de réalisme magique et de poésie horrifique.

elaine vilar madruga
© Umar Timol

Dans une hacienda isolée au fin fond de la jungle, vit une étrange famille dirigée par une matriarche qui récite des Notre-Père à tout va, sa fille Santa son couteau de Médée jamais loin, « les enfants », leur père Lazaro, une chienne folle qui serre entre ses pattes l’urne qui renferme les os de son petit, et une jeune prostituée enceinte dont l’irruption bouscule l’équilibre trouvée par la matriarche. Elaine Vilar Madruga leur donne la parole à tour de rôle, parfois à la première, la deuxième ou la troisième personne, parfois au présent, parfois au passé pour comprendre d’où ils viennent et comment ils se sont retrouvés là.

« Quiconque a un destin de chair à jungle termine entre ses mâchoires, dans sa gorge ».

le ventre de la jungleLa jungle, c’est une entité insondable, une présence vivante, un dieu affamé qui exige que les femmes mettent au monde des enfants pour la nourrir. Dans ce pacte de survie, le sacrifice des enfants est le tribut à payer pour apaiser la jungle et ses langues de vapeur qui viennent lécher ses ouailles pour leur rappeler qu’il est temps de la nourrir. La jungle appelle quand elle a faim, happe dans ses entrailles, se teinte alors d’une « clarté rouge telle des dents resplendissantes ».

« A quoi ressemblaient les mâchoires de la jungle quand elles mastiquent quelqu’un ? Dans les cauchemars de Santa, les mâchoires étaient toujours des cavités empestant la vieillesse et la faim, une odeur de bouche dans l’attente, de bouche béante. Ces rêves sentaient très exactement la bouche béante. »

C’est un roman à déconseiller aux âmes sensibles. On l’aborde sans cartes, sans certitudes, en se laissant emporter par une histoire dangereuse qui dérange, interpelle et horrifie à chaque page. Elaine Vilar Madruga fait des choix narratifs risqués, aucune concession, comme dans une des scènes les plus dingues du roman : le sacrifice d’un des enfants raconté sur plusieurs longues pages qui n’éludent rien et terrifient d’autant plus que la frontière entre le conte gothique et le réel (il est question de narco-trafiquants et de militaires qui terrorisent la population) semble poreuse et impossible à fixer.

Dans ce conte gothique et sanglant, la prose de l’autrice, lyrique et incisive, accompagne un récit captivant (qui aurait pu cependant être abrégé de quelques chapitres pour concentrer plus la charge). Car charge il y a. Nous avons nos luttes, nos démons intérieurs, nos fardeaux. Elaine Vilar Madruga tend ainsi un miroir à son lecteur en l’incitant à réfléchir à ses propres jungles, par exemple toutes ces violences faites aux femmes, toutes ces injonctions qui contraignent le corps et la tête. A travers sa dédicace dédiée à ses grands-mères « qui ont trop accouché » et à ses tantes « qui ont décidé de ne pas », on sent toute sa rage à montrer une voie pour échapper à ce cycle dantesque, à une époque où nous vivons des réalités dystopiques que les livres n’osent même pas imaginer. L’autrice elle ose en nous offrant ce roman audacieux aussi fulgurant dans la forme que puissant dans le fond.

Marie-Laure Kirzy

Le Ventre de la jungle (El cielo de la selva)
Roman d’Elaine Vilar Madruga
Traduit de l’espagnol (Cuba) par Margot Nguyen Béraud
Editions Les Léonides
368 pages – 22,90€
Date de parution 20 août 2025

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