Peter Silberman est The Antlers et The Antlers c’est Pete Silberman. C’est ce qu’annonce avec brio Blight, le septième album de l’américain. Se renouvelant en passant par une sorte d’épure anxieuse, Blight vous bouleverse par sa sincérité et sa force tranquille.

Certaines choses ressemblent à l’amitié, ce sentiment noble, cette raison supérieure, cette attraction abstraite, cette ambiguïté féconde. Parfois, on entre en amitié avec des personnes que l’on n’a jamais rencontrées et que l’on ne rencontrera sans doute jamais. C’est étrange, mais c’est ainsi. Parfois, on entre en amitié avec des personnes qui ne sont même pas de notre temporalité ou de notre espace. On se reconnaît confusément dans une communauté d’esprit, dans une perception sensible qui se conjugue avec la nôtre. Parfois, on entre en amitié avec des personnes qui n’ont même jamais existé. On ne peut l’expliquer et encore moins le comprendre, mais ces êtres-là nous ressemblent, nous complètent. Qui n’a jamais ressenti cela à la lecture d’un livre qui deviendra ensuite un compagnon de vie ? Qui n’a jamais compris cela à la vision d’un film qui vous bouleverse ? Qui n’a pas entendu, dans un chant, des traits humains communs ?
Peter Silberman, le leader de The Antlers, vous ne l’avez jamais rencontré, ni peut-être même jamais vu en concert, et pourtant, vous sentez avec lui comme une espèce d’association indicible, comme une forme de reconnaissance sans mots. Pour qui ? Pourquoi ? Vous ne sauriez l’expliquer ni le traduire en paroles intelligibles. Comment expliquer cela ? Comment expliquer cette rencontre avec un inconnu ? On attend chaque disque de The Antlers comme on reçoit des nouvelles d’un proche, on y voit les humeurs et on y devine les accidents de vie que traverse Silberman. On l’avait quitté en 2021 après un long silence, le temps de l’apaisé Green to Gold. Peter Silberman nous racontait sa lente reconstruction après des ennuis de santé (des acouphènes), son départ de New York pour la campagne du New Jersey. Assumant un classicisme radieux, The Antlers empruntaient un nouveau chemin surprenant. Avec Blight, Silberman nous prend encore à contre-pied.
Blight ressemble en bien des points à un disque de synthèse, mais aussi à un disque de transition. Disque de synthèse, car il tente, avec une belle réussite, d’associer deux tropismes propres à l’Américain : une tension vers une paix et un goût du jeu de la dissonance, la réunion des deux comme la déclaration d’intention d’un écorché vif, d’un anxieux fébrile. Chacune des chansons que contient Blight est comme une chausse-trappe, un jeu de faux-semblants, un piège doucereux. Un titre peut commencer comme une balade pour se terminer dans une explosion. Peter Silberman joue comme jamais avec les contrastes et les humeurs. On croit entendre ici et là de lointains échos de Hospice (2009) quand, à d’autres moments, on croise l’esprit de Burst Apart (2011). Seul Familiars (2014) n’est pas convoqué dans Blight, car de tous les disques de The Antlers, il est sans aucun doute celui qui se rapproche le plus du travail d’un groupe et du fruit d’une collaboration avec Darby Cicci et Michael Lerner. C’est sans doute cela qui fait de Familiars un disque à part dans les travaux de Silberman.
Disque de transition aussi, car Peter Silberman trace des pistes et des recherches qui pourraient remplir les dix prochains albums à venir de The Antlers. Blight est d’une grande richesse tant dans ses innovations, ses quêtes pas totalement résolues que dans ses fulgurances.
Blight nous rappelle combien Peter Silberman, en plus d’être un grand arrangeur, est aussi un immense chanteur. Du côté des arrangements, il n’est point besoin d’appuyer trop ostensiblement sur tel ou tel effet, sur telle corde sensible. Chaque chanson se révèle dans un tremblement, dans la légère dissonance d’un son, dans l’imperceptible détail. Et puis il y a cette voix, pareille à des montagnes russes, qui se joue des limites sans jamais tomber dans l’emphase ou l’effet de manche. Dire beaucoup avec peu. Dire ce qu’il faut, dire l’essentiel.
Ce qu’il y a de nouveau dans Blight, c’est cette approche directe dans les textes, un peu moins abstraite. Il suffit de s’attarder sur Consider the Source, en ouverture du disque, pour s’en convaincre. Avec une belle subtilité, Peter Silberman dénonce nos travers et pose un regard lucide sur notre société de consommation. Pour décrire notre capacité à tout détruire. Les mots sont traduits dans une écriture blanche, très simple et très directe. Carnage, comme le reste de Blight, nous saisit par son jeu de contrastes, ces images hallucinées de cadavres d’animaux, cette voix douceâtre. La versatilité des humeurs harmoniques n’est pas un choix hasardeux : c’est, au contraire, une contribution, un décor pour la narration, un révélateur des mots dits.
Peter Silberman décrit notre obsolescence numérique dans le sommet de ce disque somptueux, sur le sublime Deactivate. C’est le message d’un type un peu en dehors du monde, ni juge ni vraiment participant, mais un peu des deux. Il ne pose aucun regard moraliste, il ne s’extrait jamais de l’opération. Il est à la fois spectateur et acteur des scènes, à la fois égocentré et altruiste. Il y a quelque chose dans l’air aujourd’hui, comme un parfum un peu oublié, comme une fragrance presque éteinte, comme le soupir d’une saveur passée.
Comme le parfum de ce que nous pourrions encore être, de ce qu’il reste de nous et de nos pauvres humanités. Comme le parfum d’un ami retrouvé, un ami précieux qui ressemblerait à Peter Silberman et à la musique de The Antlers.
Greg Bod