D’Angelo s’en est allé. Emporté par un cancer à l’âge de 51 ans, il embarque avec lui tout un pan de la musique soul contemporaine dont il était, sans conteste, la figure de proue. Retour sur le parcours mystique et chaotique d’un prodige dont la discographie majuscule en qualité, minuscule en quantité (3 albums en 30 ans) a laissé une trace indélébile.

La nouvelle est tombée en fin de journée et a fait l’effet d’une bombe : D’Angelo n’est plus. Une claque et une émotion universelle, la perte d’un talent colossal de la musique contemporaine. Les 70’s ont eu Marvin Gaye et Stevie Wonder, les 80’s ont eu Prince et les 90’s le D’. Oui il faisait parti de cette caste de seigneurs, ni plus ni moins. Adoubé par les plus grands, il fut la relève et la face du revival de la soul. Une claque donc mais pas une surprise pour autant. Cette fatalité était tristement prévisible, une éventualité avec laquelle il fallait vivre et se préparer. Comme tous les géants, le garçon avait ses démons. Des addictions qui ont eu une influence considérable sur sa carrière, sur la trajectoire d’une discographie unique, entre fascination eu égard de l’œuvre laissée et regrets éternels.
LA NAISSANCE D’UN PRODIGE
Nous sommes en 1995. Un club bondé de New-York pour voir la nouvelle attraction, 21 ans au compteur et déjà une très flatteuse réputation. Prince en personne fait parti des curieux et assiste au showcase/adoubement du nouveau prince de la soul music. Brown Sugar, premier album et pierre angulaire du mouvement nu-soul, va mettre tout le monde d’accord et redéfinir les codes du genre, infusant une dose de hip-hop au velours et groove habituel. Porté par son falsetto et sa cool attitude, D’Angelo devient instantanément une star, atteint le million d’albums vendus et (r)ouvre la voie royale à toute une pelletée d’artistes en quête de célébrité autant que de spiritualité. C’est sexy, intelligent, d’une musicalité aussi pointue que riche. Des débuts rêvés en somme. Et le résultat d’un destin tracé, digne d’un scénario de film cousu de fil blanc.
A l’âge de 3 ans, Michael Archer est déjà un prodige dans le quartier de sa Virginie natale, autour du piano familial comme de celui de l’Église du coin. Une scolarité banale plus loin, le rêve d’enfant se transforme en opportunité à force de travail. Un groupe de rap avec son cousin par ci, des démos par là et les labels s’arrachent celui qui est perçu comme une poule aux œufs d’or. A juste titre puisqu’il ne lui faut que quelques morceaux pour connaître le succès d’estime et critique, s’attirant les faveurs de tous les grands noms du R&B du début des années 90. Avec la suite que l’on connaît donc.
LE SOMMET VOODOO… ET LE DEBUT DE LA FIN
Alors que le diktat commercial le prierait d’enchaîner rapidement et de surfer sur la vague, D’Angelo va aller à l’encontre de toute logique de directeur artistique. Jusqu’à la fin de la décennie, monsieur va se faire désirer et devenir une denrée rare. On le retrouvera sur l’album carton de Lauryn Hill en 1998 et quelques bandes sons de films également (la légende raconte qu’il devait avoir l’un des singles de Space Jam mais qu’il proposera un titre de… 7 minutes). Mais la suite de ses propres aventures se font allègrement attendre. Et c’est au tout début de l’année 2000, à l’aube d’un nouveau millénaire que D’ va ressortir du bois avec un disque testament, une œuvre unique en son genre, un sommet : Voodoo.
Pas de tubes, pas de morceaux faciles pour plaire à la plèbe. A la place un album fleuve, lent, mystique, pensé en bande dont émane des délires de Funkadelic, du jazz, de la soul, du rap. Un groove lancinant, fumeux, hypnotique salué de toute part dès sa sortie. Rétrospectivement, unanimement considéré comme l’un des plus grands opus de ce quart de siècle, influençant à la fois toute la scène rap conscient et celle de la soul d’aujourd’hui (coucou le To Pimp a Butterfly de Kendrick Lamar). Et même sans single, Voodoo va se transformer en carton lui aussi. La faute à un talent trop évident mais également à un clip signant le début des emmerdes…
Untitled (How Does It Feel), puisque c’est de lui dont on parle, va mettre en émoi toutes ces dames du pays. Un plan séquence, face caméra, un D’Angelo nu – cadré torse – délivrant un long message sensuel et équivoque. Bingo. Le génie devient playboy et la tournée suivante devient un cirque ambulant. La mise en scène en forme de procession sublime ne va pas faire le poids face aux attentes de la gent féminine. On vient voir un chippendale et non plus l’artiste et le voilà pris au piège d’une schizophrénie dont il ne se relèvera jamais. Tiraillé entre sa proposition musicale et l’image physique qu’il veut renvoyer (capable de repousser de plusieurs heures le début de ses concerts pour faire des séries de pompes…), il va se perdre, pas bien aidé non plus par toutes les substances consommées à côté.
DESCENTE AUX ENFERS ET RESURRECTION
La suite est une longue pente glissante, faite d’espoirs de retour entrecoupés par des sorties peu glorieuses dans les pages faits divers entre accidents de la route et propositions indécentes à une policière. Devenu l’ombre de lui-même, il apparaît bouffi, hébété et bien incapable de se refaire la cerise. Ses quelques apparitions musicales chez Snoop Dogg, ses amis J Dilla et Common montrent pourtant à quel point la magie opère dès qu’il ouvre la bouche. Mais ce n’est pas suffisant pour un compositeur aussi pointilleux, lucide sur son incapacité à produire quelque chose sur le long terme. Et ce n’est que quatorze ans plus tard, en 2014, porté par une prise en main personnelle et un spectre social en pleine ébullition que l’impensable se produit : D’Angelo va sortir un nouvel album. La surprise et l’excitation font vite place à une question plus délicate mais logique. Ce retour inespéré n’est-il pas trop tardif et ne va-t-il pas casser le côté légendaire du diptyque Brown Sugar/Voodoo ? C’est mal connaître le bougre.
Black Messiah commence là où son prédécesseur s’était arrêté. Comme si c’était hier. Plus électrique, plus urgent, avec un aspect un peu prog-rock/jazz, l’album s’inscrit dans cette même lignée musicale si large et qualitative. Génial de bout en bout. Plutôt qu’écorner le mythe, ce troisième volet vient le renforcer, lui donner un relief supplémentaire, celui du come-back réussi. Et tant pis s’il n’y a pas de lendemain, tant pis s’il s’agit d’un one-shot.
Parce qu’évidemment, telle une comète insaisissable, D’Angelo va repartir aussi vite qu’il est venu. Si les tournées suivantes vont lui permettre de se reconnecter de manière saine à son public et de retrouver l’amour que ce dernier lui porte, plus rien ne sortira sur disque et ce jusqu’à ce fichu 14 octobre 2025. Les hommages vont évidemment se multiplier, public comme artistes vont pleurer la disparition tragique d’un artiste unique en son genre et nul doute que son catalogue va connaître de jolies heures d’écoute flashback et c’est tant mieux. A la fois reconnu et inconnu, il restera comme l’une des énigmes les plus fascinantes de l’époque. Aurait-il pu faire plus ? Possible. Mieux ? Difficilement. Ainsi vont les légendes, laissant une part de mystère, des questions, des regrets derrière eux. Mais surtout un sentiment d’éternité, d’empreinte inoubliable. Et c’est évidemment ceci que l’on gardera à l’esprit pour toujours désormais.
Alexandre De Freitas