Le turinois Andrea Laszlo De Simone signe haut la main le Disque Pop de 2025. Celui qu’un plus large public a découvert en 2019 avec l’EP Immensità vient confirmer tous les espoirs avec le sublime Una Lunghissima Ombra. On ne peut que s’incliner face à tant de grâce.

Notre monde a perdu ce rapport au merveilleux, à l’infini que l’on devinait dans un reflet, à ces êtres étranges qui habitaient les marais et la nuit, à ces feux follets qui irisaient la surface des étangs. Les elfes, les korrigans, les trolls ont déserté nos landes. Ils se sont égarés sur les chemins de la modernité, ils se sont perdus dans les gaz d’échappement, évaporés dans la brume des matins ternes. La poésie, aussi, nous a quitté. Elle n’est plus aujourd’hui qu’un verbiage hermétique pour quelques esprits suffisants, une posture plus qu’une manière d’appréhender le monde, plus qu’une manière de vivre. On ne sait plus battre des mains pour continuer de faire vivre la féérie dans notre quotidien, on préfère s’oublier dans un grand ennui numérique.
Pourtant, pour celui qui le veut vraiment, la magie, la féérie, la poésie, peu importe son nom, cet émerveillement est encore à portée de main. Il faut savoir s’abandonner au vertige de la rencontre, la rencontre avec l’indicible. Qui ne se rappelle pas ce moment où au détour d’un chemin, l’on se retrouve face au grand sauvage, face au roi de la forêt, le grand cerf qui plonge son regard profond dans le nôtre. Entrer dans un disque de l’italien Andrea Laszlo De Simone, c’est se confronter à nouveau à l’émerveillement, au sauvage que l’on ne domestique pas, à la pensée magique qui n’appartient ni vraiment à l’enfance ni seulement à l’âge adulte. C’est entrer dans un univers qui n’appartient ni vraiment à la nuit ni seulement au jour, c’est découvrir un endroit qui ne choisit pas entre la torpeur du rêve ni la monotonie de la réalité. La musique d’Andrea Laszlo De Simone sublime nos frontières habituelles et elle raconte une histoire au-delà des mots et du langage. Elle sublime les distances et les errances.
La narration se fait à la fois suggestive et filandreuse, la dramaturgie y est symbolique et abstraite. Une ouverture de disque est aussi importante que l’ouverture d’un roman, elle amorce l’intérêt comme elle annonce la suite de l’histoire. Personne n’a oublié la phrase inaugurale de L’Etranger de Camus, Aujourd’hui Maman est morte… Une phrase à la fois terrible et blanche qui nous introduit de suite dans l’absurdité de qui suivra. Il Buio (L’obscurité) qui ouvre Una Lunghissima Ombra installe lentement les décors, lentement mais sûrement, les perspectives se troublent, la poésie prend corps. On se plaît à vagabonder dans des paysages aux angles étranges et biscornus, c’est comme si pour un instant, nous étions transportés dans les images du Cabinet du Docteur Caligari (1920) de Robert Wiene.
Una Lunghissima Ombra, c’est comme une longue traversée dans une nuit fantastique, comme une lente errance erratique.Et puis, si l’on devait scinder en deux écoles la « Pop » contemporaine à la manière italienne, on pourrait parler d’une école à la ligne sombre, celle de Jacopo Incani plus connu sous le nom de Iosonouncane, auteur d’une musique des plus exaltantes à mi-chemin d’un radicalisme dans l’expérimentation et la dissonance noise d’un Dark Ambient. De l’autre, il y aurait la ligne claire un peu oblique d’Andrea Laszlo De Simone, une ligne claire incongrue, étrange, sensuelle et spirituelle. Une ligne claire étrange et lettrée à l’image de cette Una Lunghissima Ombra, à la fois ombrageuse et accueillante, construite avec une narration complexe comme empruntée au répertoire classique, la musique du turinois est constituée de mouvements, de phases de silence comme des parenthèses mais aussi comme des jeux de contrastes.
On peut presque dire arrivé en ce mois d’Octobre bientôt finissant que 2025 fut une grande année, que ce soient avec le tortueux Crooked Wing de These New Puritans, le Blight de The Antlers, le That’s What the Music Is For de The Apartments et désormais ce Una Lunghissima Ombra d’Andrea Laszlo De Simone, sauf qu’aucun de ces quatre disques ne se ressemblent, car la Pop montre encore une fois qu’elle ne cesse de se réinventer. D’un prisme à un autre, ces artistes modèlent de nouveaux sons, de nouveaux horizons.
Ce que l’on pourrait craindre à l’écoute de ce disque ambitieux, à la fois limpide et complexe, lent dans son installation, c’est qu’il finisse par s’essouffler. Ce n’est jamais le cas, au contraire, il respire intensément par tous les pores, il nous enivre et nous émerveille. Una Lunghissima Ombra est le manifeste d’une esthétique nouvelle, d’un retour vers le temps du merveilleux. Una Lunghissima Ombra est un chef d’oeuvre car il nous plonge dans la pensée magique de l’enfance, elle installe un dialogue avec la magie, la perturbation des sens sans cesse irritée.
La poésie déserte peut-être un peu plus nos jours et nos nuits, la magie perd encore et toujours du terrain il faut bien alors des révélateurs d’autres mondes, des mediums qui nous mettent en contact avec cet autre espace, cet endermonde, cet hors le monde, Andrea Laszlo De Simone est de ces êtres rares, ces êtres qui savent nous faire découvrir ces mondes cachés, ce souffle, ce chant des terres à la fois intemporel et éternel.
Les signes derrière les signes, la vision derrière le regard, le monde plus grand dans un reflet.
Greg Bod
Andrea Laszlo De Simone – Una Lunghissima Ombra
Label : Ekleroshock
Date de sortie : 17 Octobre 2025