« Monsieur Romain Gary. Alias Émile Ajar » …en route vers un second prix Goncourt

Le dernier tome de la trilogie que Kerwin Spire consacre Romain Gary le met en scène sexagénaire, seul et désespéré, à la recherche d’une renaissance personnelle mais aussi littéraire : elle se fera à travers son hétéronyme, Émile Ajar, au cœur de l’incroyable supercherie qui vaudra à Romain Gary un second prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi.

SPIRE Kerwin
Photo F. Mantovani © Gallimard

« Je me suis bien amusé / Au revoir et merci » écrivait Romain Gary dans Vie et mort d’Émile Ajar. C’est l’histoire de l’incroyable supercherie littéraire qui conduisit l’auteur des Racines du ciel à obtenir une deuxième fois le prix Goncourt en 1975 pour La Vie devant soi que nous raconte Kerwin Spire dans Monsieur Romain Gary. Alias Émile Ajar. Dernier volet d’une trilogie consacrée à l’écrivain aux multiples visages et aux multiples pseudonymes, cet ouvrage fait suite à Consul Général de France et Écrivain-réalisateur, venant compléter le portrait d’un homme trop complexe sans doute pour se laisser enfermer dans une seule identité.

Monsieur Romain Gary Alias emile AjarC’est un Gary sexagénaire que met ici en scène Kerwin Spire : joueur certes – il s’amuse, dit-il – mais surtout profondément seul depuis sa séparation d’avec Jean Seberg, amer, tourmenté, hanté par le vieillissement, menacé par l’impuissance. À partir d’un énorme travail de documentation, Kerwin Spire se livre ici à une reconstitution minutieuse et passionnante de ce que fut la vie de Romain Gary pendant cette période où, sous le nom d’Émile Ajar – un hétéronyme de plus – il séduisit et intrigua le monde de la littérature : avec Gros-Câlin tout d’abord, puis avec La Vie devant soi. À travers cette fiction fort proche de la réalité , cette « vision imaginaire d’un quotidien distant de plusieurs décennies », Kerwin Spire, grâce à son talent de conteur érudit nous rend vivant et comme familier le monde qu’il recrée. C’est tout un milieu et une époque qu’il fait revivre sous nos yeux dans ce livre rythmé par de courts chapitres, nous transportant du domicile de Gary, rue du Bac, à la maison Gallimard, au Mercure de France, 26 rue de Condé, au restaurant Drouant où siège le jury du Goncourt et jusque dans la campagne du Haut-Quercy. Des va-et-vient incessants entre des lieux où l’on ignore tout d’Émile Ajar et d’autres – les coulisses de la supercherie – où l’on s’efforce de préserver le mystère. Et tandis que Gary continue sa vie, entre livres qui paraissent, émissions de télévision, conversations téléphoniques avec Jean Seberg et nouvel amour avec Florence, une jeune journaliste, l’énigmatique Émile Ajar, lui, suscite une admiration et une curiosité croissantes.

On peut lire ce récit comme celui d’une mise en scène audacieuse, d’un canular jouissif. On peut rire de l’aveuglement presque général, des déclarations qui mettent à mal le jugement littéraire de certains – elles sortent tout droit du Masque et la Plume – des hypothèses quant à l’identité d’Ajar. Certains ne sortent pas grandis de cette aventure et à ce titre le livre, qui ne se prive pas d’épingler les travers des milieux littéraires, n’est pas exempt de drôlerie. On peut aussi, tout en s’étonnant de certaines maladresses des uns et des autres et de Gary lui-même, s’émerveiller de la façon dont un tel secret a pu être gardé – seuls étaient dans la confidence son ami l’éditeur Gaston Gallimard, son « neveu » Paul Pavlowitch à qui il revint d’incarner Ajar, Jean Seberg, et, plus tard, son avocate, Gisèle Halimi. On peut s’interroger sur ce que cette supercherie nous dit de la littérature, de la capacité d’un auteur à se renouveler, de celle des « professionnels de la profession » à juger de la qualité d’un texte. J’ai, pour ma part, été surtout sensible à ce que « l’affaire Ajar » nous révèle de Gary. De cette angoisse qui croît avec l’âge et lui fait associer dans une même terreur impuissance sexuelle et impuissance littéraire. De son incapacité à se laisser enfermer dans une identité, de son désir d’être lu et reconnu pour un livre et pas pour sa signature. Émile Ajar est la tentative désespérée d’un homme en fin de course de renaître, de se réinventer, de se dire qu’il a encore un petit bout de vie devant soi.

En 1981, sur le plateau d’Apostrophes, Paul Pavlowitch viendra raconter « l’affaire Ajar ». Peu de temps auparavant, en effet, Gary était passé aux aveux dans Vie et mort d’Émile Ajar. Un ouvrage paru à titre posthume car cette comédie qu’il avait réussi à mener à son terme n’avait pas pesé assez lourd face à sa propre tragédie d’homme en proie aux tourments de l’âme. Le 2 décembre 1980, Gary avait décidé de quitter un monde auquel il n’appartenait déjà quasiment plus. Ajar avait disparu avec lui et c’est à lui, le prête-nom mais surtout la figure d’un fol espoir, que Kerwin Spire a choisi de dédier son livre.

Anne Randon

Monsieur Romain Gary. Alias Émile Ajar
Roman de Kerwin Spire
Éditions Gallimard
240 pages / 20,50€
Date de parution : le 9 octobre 2025

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