Avec La Mort brutale et admirable de Babs Dionne, Ron Currie s’empare des codes du roman noir qu’il s’approprie pour nous en proposer une relecture touffue, imprévisible et féministe.

Les mauvais genres, on le sait, cachent une multitude de sous-genres. Ainsi, le roman noir n’est pas un tout homogène facile à circonscrire, bien au contraire. Les romans décrivant les pratiques du crime organisé constituent une catégorie à part, dont l’existence remonte à la genèse même du genre, avec le fameux Scarface d’Armitage Trail et, bien entendu, les chefs d’œuvre de Burnett (Little Caesar notamment). A bien des égards, La Mort brutale et admirable de Babs Dionne s’inscrit dans cette lignée puisque Ron Currie y raconte la lutte d’une organisation criminelle (bien installée) contre une autre (bien décidée à s’emparer de son territoire).

Pour autant, dès les premières pages de ce volumineux roman de plus de 500 pages, on pressent que le projet de Ron Currie va largement déborder les motifs habituels de ce type de récit. L’écrivain choisit d’abord d’inscrire son histoire dans une autre, bien plus vaste, celle des migrants franco-canadiens venus s’installer dans le Maine, à Waterville plus précisément, qui sera le théâtre des événements racontés ici. L’histoire connaît son point de départ à la fin des années 60 : la jeune Babs Dionne, qui fait partie de cette minorité francophone, est violée par un policier ripou qu’elle tue avant de se réfugier dans l’église locale. Au cours des années qui suivront, Babs fondera un véritable empire criminel et règnera officieusement sur Waterville, jusqu’en juillet 2016, date à laquelle une série d’événements viendra précipiter sa chute annoncée par le titre du roman. Sa fille Sis disparaît et un Homme sans nom, envoyé par un baron de la drogue canadien, sillonne Waterville afin de faire comprendre à Babs qu’elle va devoir céder son territoire.
La singularité du roman de Ron Currie tient en plusieurs points. Le premier, et non des moindres, est de nous proposer tout une galerie de personnages féminins assez fascinants : Babs, bien entendu, grand-mère adorée et criminelle respectée autant que crainte, est une héroïne complexe ; mais c’est sa fille Lorie, droguée et traumatisée par son expérience militaire en Afghanistan, qui s’impose comme le personnage majeur du roman. Hantée par les morts (un soldat, une fillette afghane, etc.), Lorie est une jeune femme à la dérive qui tente de faire taire sa douleur mais qui va devoir faire face pour aider et protéger sa mère.
Ron Currie accorde donc un soin tout particulier au développement psychologique de ses personnages. Qu’il s’agisse des protagonistes du récit ou de personnages secondaires, il est très doué pour les faire exister en quelques paragraphes seulement. En effet, et c’est là l’une des autres caractéristiques de son style, Ron Currie n’hésite pas à se lancer dans de petites digressions qui permettent de charpenter son histoire, en s’arrêtant ici sur une anecdote, là sur le bref portrait d’un personnage. Cette richesse donne parfois l’impression que l’intrigue criminelle est savamment diluée dans la chronique d’une histoire familiale, pleine d’amour et de drames.
La Mort brutale et admirable de Babs Dionne est donc un roman noir atypique, qui décevra peut-être les amateurs d’intrigues parfaitement huilées et conçues pour être efficaces. Ron Currie privilégie ses personnages, prend son temps pour développer tous les aspects d’une histoire souvent touchante. Pour autant, sa narration sait se faire ironique et l’on sourit plusieurs fois à la lecture de ce récit finalement imprévisible et surtout très agréable à lire. Une jolie surprise donc.
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Gregory Seyer
