[Interview] Frank Loriou : « Photorama est ma pierre à l’édifice de Murat »

Publié en octobre, Photorama est un beau récit en images de la relation nouée par Frank Loriou avec Jean-Louis Murat, une rencontre que l’on suit sur plusieurs sessions en argentique. Le photographe signe aussi un très beau texte, un “journal extime” sans impudeur, qui nous balade au fil des anecdotes (le blaireau de Toboggan ou un autoportrait au Polaroïd plutôt génital…), du café (et du rosé…) dégusté en Auvergne jusqu’à l’évocation du dernier jour…

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Photo : Richard Dumas

Benzine : Dans votre ouvrage, vous racontez fort bien votre première rencontre avec un brin d’appréhension. Murat avait en effet sa réputation. Comment gagnait-on sa confiance ? Y a-t-il eu un moment décisif qui fit basculer ensuite votre relation vers un véritable compagnonnage ?

Frank : Un gâteau au chocolat. Mais l’histoire avait commencé avant. On a travaillé ensemble sur Mustango à la fin des années 1990, puis il y eut une interruption de plusieurs années. Quand Jean-Louis Murat a appris que j’étais devenu photographe, il m’a « convoqué » en Auvergne pour faire des images, et une nouvelle aventure a commencé. C’est lui qui m’a choisi plutôt que l’inverse. Mais le moment décisif, c’est un jour où je suis passé le voir avec mes enfants peu de temps après, et qu’une vraie complicité est née autour d’un gâteau au chocolat dans le jardin, pendant que ses enfants jouaient avec les miens.

jlmuratphotorama_cover (1)Benzine : Votre livre fait bien évidemment la part belle à l’Auvergne et à l’enracinement de Murat, très profond et si terrien, qui traverse son œuvre également. Deux paysages magnifiques encadrent d’ailleurs votre texte. Quel rapport avait-il avec son territoire ?

Frank : Il a écrit et chanté Accueille moi paysage, tout est dit ! Il faisait corps avec l’Auvergne. Il skiait, courait dans les bois, connaissait le nom des plantes, des animaux, des églises, des rochers. Il y en a plein ses chansons. Quand il marchait dans sa campagne, il remettait en place les piquets des clôtures, l’air de rien. On a fait la majeure partie des images à quelques mètres de sa maison, dans ce pays qui lui ressemble. Jusqu’au climat, qui va des plus grandes froideurs au soleil le plus ardent.

Benzine : Vous écrivez à un moment le regret de ne pas avoir évoqué vos origines avec Murat. Vous partagez en effet avec lui le fait d’être un autodidacte, “un chien dans un jeu de quilles”, une sorte d’outsider. Vous pouvez nous en dire davantage ?

Frank : Au moment où on travaillait sur Mustango, je pensais n’avoir pas su lui dire combien son œuvre me touchait, et comme j’aimais son tempérament exigeant, radical, insoumis, poétique, curieux. En fait il l’avait compris, puisqu’il m’a rappelé des années plus tard. Comme moi, il se sentait étranger au microcosme parisien de la musique, qui pourtant lui faisait la cour, et dont il se protégeait. J’ai quitté l’école à 17 ans, lui aussi. J’ai grandi dans un petit village breton, loin des villes, comme lui au milieu des montagnes. On n’était pas forcément invités au banquet au départ, lui et moi. Je me sentais bien décalé quand je suis arrivé à Paris, mais j’étais aussi bien ancré, j’avais déjà vécu plusieurs vies, côtoyé tous les milieux. J’avais travaillé dix ans dans dans l’imprimerie. Ça lui parlait. On avait la même approche de la création artistique, très intuitive, presque animale. On allait à l’essentiel.

Benzine : A vous lire, on (re)découvre un homme cultivé et conteur, amuseur et grinçant à l’occasion. Un musicien poète de toute évidence qui ciselait son ouvrage à chaque fois. Vous parlait-il de son travail de création ?

Frank : Avec Jean-Louis tout était création, comme tout était poésie. Il lisait beaucoup, se nourrissait d’histoire, de pensée, d’art, s’intéressait à la géopolitique mondiale, et il faisait sa soupe de tout ça. Un jour il m’a montré le cahier dans lequel il écrivait ses chansons, à la main. À droite le texte, à gauche une image découpée dans un livre ou un magazine. Un cahier comme celui dans lequel les adolescents écrivent leurs poésies. Je n’ai pas lu les textes, mais les titres des chansons étaient déjà incroyablement beaux.

jlmurat2012-11_photofrankloriouBenzine : Murat maîtrisait très bien son image. Il aimait aussi se photographier au point de multiplier les Polaroïds quelquefois singuliers. Comment se déroulaient vos sessions photographiques ? Entre vous, cela se jouait au feeling ou au calcul ?

Frank : Liberté, liberté chérie. On ne préparait rien, on ne calculait rien, on se retrouvait, on mangeait un morceau, et à la fin du repas on disait : « bon, qu’est ce qu’on fait? ». Comme des ouvriers qui doivent monter un mur. Et tout s’alignait. Pas facile à vendre à une maison de disques comme concept (rire). Bien sûr, quand on veut être un général d’empire, il faut s’organiser un peu. On aimait être surpris nous-mêmes par ce qu’on était en train de faire, je crois. Pendant une dizaine d’années il s’est photographié lui même, effectivement. La première fois qu’on s’est rencontré il m’a montré beaucoup de Polaroïds, parmi lesquels, soudain, ses organes génitaux ! J’ai eu cette chance, oui (rire).

Benzine : Vous avez réalisé neuf pochettes d’albums pour Jean-Louis Murat. Laquelle vous tient le plus à cœur ? Parmi ces disques, lequel embarquez vous direct sur votre île déserte ?

Frank : Je les aime toutes, et je raconte l’histoire de chacune dans le livre, ce n’est pas un hasard. En revanche, sur une île déserte et puisqu’il faut bien choisir, j’hésiterais vraiment entre Mustango, qui est pour moi l’essence de Jean-Louis Murat, et Il Francese, parce que c’est un peu le dernier à mes yeux, avec des morceaux très singuliers, comme Hold Up ou Kids, d’une très grande modernité, que je peux écouter en boucle. J’adore cette pochette, où on distingue seulement sa silhouette, comme dans un tableau impressionniste.

Benzine : Puisque l’on parle des pochettes d’albums, quelle est celle dont vous auriez aimé être l’auteur ?

Frank : J’aurais aimé faire la photo de Patti Smith sur la pochette de Horses signée par Robert Mapplethorpe. Parce qu’une pochette de disque, c’est quelqu’un devant un mur. Parce que j’ai longtemps commencé mes séances par un fond blanc. Parce que Patti Smith y est une icône Rock’n’Roll absolument parfaite, d’une élégance folle.

jlmurat2012-32_photofrankloriou (1)Benzine : A Benzine, on aime les concerts. Pourquoi votre livre ne dévoile pas de photographies en live ?

Frank : J’ai commencé par la photographie de concerts. Je faisais les images que les autres ne font pas. Floues, sous exposées, à contrejour. Comme la pochette de Il Francese, en fait. J’ai fait beaucoup de pochettes de live, avec un Dominique A de dos pour Sur nos forces motrices, ou Hubert-Félix Thiéfaine pour Scandale mélancolique tour dont on avait même fait un livre, tellement il y avait d’images. La photo de concert est un genre à part entière, le portrait en est un autre. Jamais je n’aurais mêlé les deux dans un même livre.

Benzine : Ce n’était pas toujours simple de collaborer avec Jean-Louis Murat, quand il vous plante sans façon sur un projet de pochette et de livret pour suivre une autre idée de visuel. Vous semblez alors prendre les choses avec une certaine philosophie. Pas de regrets néanmoins ?

Frank : J’ai fait environ 300 pochettes depuis la fin des années 1990, j’en ai vu des rebondissements et des coups de Trafalgar… Ca fait partie du métier, ça fait partie du jeu. C’est important une pochette, c’est l’image qui va incarner des mois, des années de travail, et cela pendant toute une vie, et même au delà. Il y a des angoisses, des doutes, des errances, des fausses pistes, des revirements. C’est vivant. Mais se faire planter comme ça, c’est très rare. Par ailleurs, je n’ai aucun regret d’une pochette qui n’aurais jamais vu le jour. Certains artistes sont plus sensibles que d’autres à l’image. Jean-Louis Murat était de ceux là. Il a toujours fait des choix audacieux, radicaux, mais très justes, très pertinents, qui étaient aussi les miens.

Benzine : Le charme de Murat tient à sa liberté d’être, cette fantaisie poétique aussi. Que voulez-vous que le lecteur de Photorama découvre de sa personnalité ?

Frank : « Liberté d’être“ et ”fantaisie poétique », jolies formules. Je ne sais de Jean-Louis Murat que ce que j’ai vu, vécu et perçu moi même. Ses amis de toujours, les musiciens des Rancheros et surtout Denis Clavaizolles peuvent dire bien davantage qui il était vraiment. Mais j’ai voulu partager avec tous mes émotions, mon ressenti, à travers un récit qui dévoile un Jean-Louis Bergheaud que le public ne connait pas, et qui éclaire sa musique d’une autre façon, et à travers ces images dans lesquelles il se livre beaucoup, avec l’élégance et la distance qui le caractérisent, où on attrape aussi des moments d’intimité et des rires entre deux clichés. Je n’ai pas un message précis à faire passer. Je fais en sorte que chacun puisse ressentir un peu de ce que j’ai ressenti, et se fasse son opinion par lui même.

Benzine : Dans sa préface, Charles Pépin évoque un clash mémorable de Murat étrillant sans vergogne une rédactrice de presse poubelle. Ce sniper était en effet un “bon client” des émissions TV, quelquefois à son détriment d’ailleurs, puisque Murat a parfois souffert de malentendus. Quel regard portez-vous sur cet aspect de sa personnalité ? En tant que compagnon de route, qu’a-t-on raté chez lui à cause de ses flingueries médiatiques ?

Frank : Jean-Louis Murat vivait totalement en retrait des mondanités. Il n’utilisait pas les réseaux sociaux. Il n’avait pas de téléphone portable. En revanche il s’informait beaucoup, et maniait très bien le verbe. Je pense que c’était une forme d’intégrité de sa part que de dire vraiment ce qu’il pensait, sans calcul, et souvent à son détriment. La plupart des interviews d’artistes sont assez inintéressants. Dans ceux de Jean-Louis Murat, il se dit des choses, vraiment. La télévision a retourné cette parole vraie contre lui, en lui demandant son avis sur tout et n’importe quoi. Et sa parole libre détonnait dans le climat ambiant de la langue de bois bien gentille et policée. C’était une façon d’être droit à ses propres yeux. De ne pas tricher. Mais si on pouvait dire tout ce qu’on pense sans faire de dégâts, ça se saurait. Il en irritait beaucoup, et ça les éloignait de sa musique. Il était un peu branleur, aussi, il faut le reconnaitre. Et ça, j’adore. Il ne restait pas sagement assis là ou on l’avait posé. Les dernières années on en a parlé à plusieurs reprises, il avait mille façons de répondre autrement, avec sa culture, son humour, son esprit.

jlmurat2011-167_photofrankloriouBenzine : Quelle place tient selon vous Jean-Louis Murat dans l’univers de la chanson française que vous connaissez très bien, puisque vous avez réalisé de nombreux visuels pour tant d’artistes ? Vous a t-il évoqué ses modèles et ses références ?

Frank : La plupart des artistes français de talent ont un immense respect pour lui. J’ai en ai vu frémir à l’évocation de son nom, qui ne frémissent pas souvent. Il faisait son chemin à l’écart, sans chercher la validation de personne, en toute liberté. Il a refusé beaucoup de propositions, par intégrité. Il aurait pu écrire pour beaucoup d’artistes, mais parfois, pour un seul mot qu’on lui demandait de changer dans le morceau, et il refusait. C’est cette liberté là que j’aime aussi chez lui. Nous parlions peu des artistes français. Je sais qu’il estimait beaucoup JP Nataf, et c’est pourquoi nous proposons aujourd’hui des rencontres musicales qui mêlent mon livre, une réflexion sur l’image et JP Nataf reprenant des titres de Jean-Louis Murat. C’est un grand bonheur pour moi de faire ça avec lui.

Benzine : Quand vous regardez vos photographies, qu’est-ce qui vous touche le plus désormais avec le recul ? Lorsque vous imaginez Murat découvrant votre ouvrage, qu’en penserait-il selon vous ?

Frank : C’est une bonne question. J’ai la faiblesse de penser qu’il en serait heureux. Il trouverait ça un peu absurde ces 150 photos de lui dans le même ouvrage et le récit de nos aventures, mais il dirait : « Si tu penses que c’est bien, fais-le, que veux tu que je te dise ! ». C’est ce que je me raconte, en tout cas. Jean-Louis Murat a construit une oeuvre destinée à lui survivre. Il a travaillé pour la postérité, en conscience. Je lui devais et je me devais d’apporter ma pierre à son édifice, en espérant que chaque personne qui refermera la livre se précipitera sur sa discographie.

Propos recueillis par Amaury de Lauzanne
Photographies extraites de Photorama et reproduites avec l’aimable autorisation de Frank Loriou

Jean-Louis Murat – Photorama
Livre de photographies de Frank Loriou
Editions Le Boulon
204 pages – 38 €
Date de publication : le 9 octobre 2025

Une édition spéciale tirage d’Art, numérotée et signée, est disponible sur : www.leboulon.net/murat-photorama

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