Islamologue, politologue et enseignant, Rachid Benzine propose depuis plusieurs années des romans concis qui résonnent avec l’actualité. Après l’enrôlement d’une jeune fille par Daesh (Lettres à Nour, 2019) ou l’immigration (Les Silences de nos pères, 2024), il aborde cette fois le conflit israélo-palestinien, toujours par la petite lucarne, celle de l’intime, la meilleure façon de toucher le grand public. A travers le portrait d’un libraire gazaoui qui a choisi les mots comme refuge et résistance, c’est toute l’histoire de la Palestine depuis 1948 qui nous est contée.

Le décor, on le connaît par les images qui parviennent jusqu’à nous, « l’enfer craché sur Terre ». C’est là que le narrateur, le photographe français Julien Desmanges est envoyé (I’accès n’était pas encore interdit aux journalistes). Lors d’une énième trêve qui lui permet de capturer des instants de vie quotidienne, loin de tout sensationnalisme, il tombe sur un vieil homme, assis adossé au mur de la façade d’une librairie, des centaines de livres posés à même le trottoir sur une bâche. Il est en train de lire avec une résignation tranquille, le temps parait suspendu autour de lui.
« Il y a tout dans cette scène. Tout ce que Gaza est devenue. Un vieux libraire accroché encore à ses bouquins, qui lit à deux pas des ruines. Comme si les mots pouvaient le sauver du bruit, de la souffrance, de la mort lente de la ville. Et tut te dis que c’est ça, la vraie image. Pas besoin de chercher plus loin. Elle est là sous tes yeux. »
Nabil Al Jaber accepte d’être photographié à condition que le photographe prenne le temps d’écouter son histoire et d’apprendre à le connaître. Car les livres qu’il tient entre ses mains ne sont pas que des objets – ils sont les fragments d’une vie, les éclats d’une mémoire, les cicatrices d’un peuple. Rachid Benzine a ainsi construit le récit de la vie de Nabil. Chaque chapitre est accompagné d’un livre : de la littérature palestinienne (La Terre nous est étroite de Mahmoud Darwich, Les Gens de la nuit de Mourid al-Barghouti, Chronique du figuier barbare de Sahar Khalifa, de belles découvertes) ou des classiques (Hamlet, Les Damnés de la Terre, Si c’est un homme, Cent ans de solitude etc). Des livres phares.
Commence alors l’odyssée palestinienne d’un homme dont le destin embrasse celui de la Palestine. Nabil est né en 1958 au sein d’une famille originaire de Bilad el-Cheikh, ancienne ville palestinienne dont les habitants ont été violemment expulsés violemment à naissance d’Israël en 1948. Il a grandi dans le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr dans la vallée du Jourdain dans un « carnaval de misère, un décor de tragédie où chaque toile de tente, chaque cri d’enfant, chaque soupir résigné attendait une résolution sans fin », puis s’est installé en 1966 dans le camp de Jabaliya au Nord de Gaza où il connaît la guerre des Six jours, l’administration militaire israélienne, la première Intifada, la prison, le contrôle de Gaza par le Hamas.
« Cette terre est une litanie de représailles sur représailles, de haine empilée, de tristesse recouverte de tristesse ».
Une centaine de pages ne peuvent que survoler l’histoire palestinienne et ne permettent pas de développer une caractérisation fine non stéréotypée du personnage principal. On peuvent leur reprocher une certaine naïveté qui laisserait de côté la complexité du conflit israélo-palestinien. Mais ce serait se méprendre sur la volonté de l’auteur.
Rachid Benzine n’a pas la prétention d’écrire un roman historique mais une fable humaniste qui permet de faire ressentir de façon la plus incarnée l’histoire palestinienne , un conte philosophique qui pose une question fondamentale : est-ce que toutes les vies humaines se valent? Qu’est-ce qu’un homme bon en temps de guerre ?Sa force vient de sa simplicité pédagogique à répondre à ces questions. Tant pis si le texte manque de rage, il touche par son message empathique et sa détermination à éclairer le rôle de la littérature en temps de guerre.
« Dès qu’il a appris à lire, c’était comme si un univers entier s’ouvrait à lui. Un monde qui franchissait les frontières du camp, ignorait la crasse, al faim. Les livres, il n’y en avait pas beaucoup. Mais chaque mot, chaque page étaient pour lui une échappée. Il dévorait ces bouts de papier comme un affamé s’accrochant à chaque terme, le décortiquant, en explorant chaque sens, en en réinventant l’étymologie. »
Chaque page du récit, notamment les plus dramatiques, montre à quel point les livres sauvent en silence. Nabil, né d’une mère musulmane et d’un père chrétien, est un « porteur de savoir ». Il aurait pu s’abimer dans la colère et la haine après les multiples épreuves qu’il a subi. Mais les livres l’ont soigné, ont permis à son esprit de s’envoler quand l’oppression et la douleur étaient fortes, lui ont permis de dépasser les sentiments négatifs, comme le désir de vengeance, nés du deuil. Les livres sauvent l’humain en nous. Lire à Gaza, c’est résister et garder l’irréductibilité de sa condition humaine.
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Marie-Laure Kirzy
