Avec Aimer, son sixième roman, Sarah Chiche opère un véritable changement de cap. Après plusieurs romans sombres (Les Enténébrés en 2019, Saturne en 2020, Les Alchimies en 2023), l’écrivaine et psychanalyste abandonne l’exploration doloriste de la mélancolie pour nous conter une grande histoire d’amour qui puise ses racines dans l’enfance. Aimer dessine une fresque joyeuse traversé d’un souffle de vie qui emporte le lecteur.

« Au fond, peut-être Alexis aurait-il continué éternellement à attendre que le feu des piétons soit vert pour traverser une rue déserte. Et puis, un jour, Margaux percuta sa vie. »
Lorsque Alexis et Margaux se rencontre en 1984, ils ont neuf ans. Ils vivent en Suisse, famille de Français expatriés. Ils sont dans la même classe mais ne se parlent pas, personne ne joue avec Margaux, enfant solitaire jugée bizarre par les autres. Et puis lors d’une soirée où leurs parents sont invités, Margaux se jette dans le lac Léman sous les yeux d’Alexis. Elle est sauvée par le père de ce dernier.
« Ce fut comme un court-circuit dans l’ordre établi des choses. Le courant qui les traversa n’avait rien à voir avec l’électricité statique ordinaire que produit parfois le contact avec un pull en laine ou un toboggan en plastique. C’était quelque chose de plus ancien, de plus profond, qui les fit se regarder avec une stupeur partagée. »
Nouant une amitié vibrante, les enfants deviennent inséparables jusqu’à ce que Margaux déménage brutalement du jour au lendemain, sans lettre d’adieux. Ils se retrouveront en 2024 à cinquante ans.
Peut-on reprendre « un baiser donné il y a quarante ans, au point exact où il s’était interrompu » ? Pour répondre à cette fascinante question, Aimer s’affranchit des codes du roman sentimental pour composer une histoire d’amour qui prend toute une vie à se réaliser. Elle prend le temps d’orchestrer la « géométrie secrète des destins » qui mène à leurs retrouvailles. On suit toutes les étapes de leur vie loin de l’autre Alexis, enfance, adolescence, études, mariages, enfants, divorces sur des trajectoires opposés.
S’il est vrai que les deux personnages sont très « écrits », Sarah Chiche excelle à les faire vivre derrière leurs stéréotypes : lui, polytechnicien brillant génie des mathématiques mais peu sûr de lui, terriblement rigide, pour lequel « ne jamais laisser les aléas des sentiments contaminer l’élégance mathématique de sa vie » est devenue le principe de sa vie ; elle, fantasque, pleine de cicatrices, devenue écrivaine, puisant dans l’amour des livres la force d’exister. Lui est quelque peu agaçant (mais on comprend ses failles), elle absolument fascinante.
« Le bonheur conjugal ? Un leurre. La lèpre de mensonges qu’on s’écrit, cette douce épidémie de tromperies que l’on se murmure, avant de se dépouiller de ses vêtements et de sa fierté pour se renifler le derrière, ce petit chahut d’hormones qui entraîne des Anna à se jeter sous un train, des Werther à se tirer une balle dans la tête, c’était fini pour elle. Il est criminel d’enfermer dans un clapier des gens qui se sont émerveillés de leurs goûts communs. »
Comment s’aimer à cinquante ans quand on a traversé des épreuves de toutes sortes et qu’on a traverse encore ? Que faire de ces retrouvailles aussi improbables que miraculeuses ? Sarah Chiche y répond avec une appétence pour la gaité palpable dans sa narration omnisciente à la fois ironique et tendre. Avec elle, on croit au courage de croire en l’impossible, à l’amour comme seconde chance. Elle fait sentir combien l’enfance est un terreau fertile pour toute une vie, comment les émois enfantins perdurent et comment l’amour peut faire retrouver l’enfance perdue tout en se réinventant grâce à l’expérience accumulée, même si ce n’est pas facile, que cela peut faire peur. Oui, Sarah Chiche présente l’amour comme seule solution dans un monde sans pitié pour ceux qui sont tombés, pour ceux qui ont fait des erreurs, qui ont eu des sorties de routes, des désillusions.
Son roman refuse de conjuguer le verbe « aimer » qui reste à l’infinitif comme pour refuser de réduire l’amour à un seul temps, une seule personne, une seule voix. C’est exactement ce qu’il se passe durant tout le texte, il garde son élan initial, refusant d’enfermer pour explorer toutes les portes ouvertes. Tout a déjà été dit sur l’amour et pourtant persiste le mystère d’un sentiment qui nous échappe.
A noter, l’illustration de la couverture qui illustre parfaitement tout le roman : une photographie d’un spectacle de Yoann Bourgeois, deux équilibristes sur un plateau en rotation, deux silhouettes avançant chancelantes l’une vers l’autre, vers le mystère de l’autre, deux corps cherchant à se combiner pour rester debout.
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Marie-Laure Kirzy
