« L’Oubliée du radeau de la Méduse », de Soufflard et Cazaux : une fresque cauchemardesque

Ce récit maritime, basé sur des faits réels, celui-ci nous saisit littéralement à la gorge, tel un thriller avant l’heure. Derrière la brillante démarche artistique de Géricault, se dissimulait une épopée âpre à peine adoucie par la touche de romance inventée.

L’Oubliée du radeau de la Méduse – Thierry Soufflard et Gilles Cazaux
© 2025 Soufflard / Cazaux / Marabulles

Paris, 25 août 1819. Le Radeau de la Méduse, du jeune peintre Théodore Géricault, est présenté au Louvre, fait forte impression. Le tableau, qui représente un épisode tragique de l’histoire de la marine coloniale française, suscite également la controverse parmi les pro-royalistes qui y voient un signe de ralliement du peuple contre le pouvoir. Pour tenter de calmer les esprits, l’un des rares survivants du naufrage, le docteur Savigny, va alors raconter la terrible histoire vécue par les passagers, un cauchemar qui durera treize jours…

L’Oubliée du radeau de la Méduse – Thierry Soufflard et Gilles CazauxSi tout le monde connaît le célèbre tableau de Géricault, qui a par ailleurs donné naissance à une expression du langage courant, peu de gens connaissent véritablement l’histoire de ce chef d’œuvre et les faits horribles qui l’ont inspiré. C’est donc une très bonne idée qu’ont eu les auteurs de cette bande dessinée de remettre en lumière la mésaventure des passagers de ce radeau de fortune, construit à partir de l’épave de la frégate Méduse échouée sur un banc de sable au large des côtes africaines. S’ils se sont basés sur les témoignages des survivants, ils n’ont pas hésité à insérer de la fiction dans leur récit, ainsi qu’une dose de romance, le but étant peut-être d’adoucir l’âpreté de la catastrophe, qui aurait vu certains naufragés recourir au cannibalisme. Si ces actes sont bien évoqués ici, ils ne sont heureusement que suggérés, évitant toute surenchère dans l’horreur, et c’est tant mieux.

C’est ainsi qu’ils ont transformé Blanche, la seule femme présente sur le radeau au milieu de 150 hommes (!), en héroïne au cœur pur, toute en abnégation d’elle-même pour tenter de soigner les blessés et les malades. Une extrapolation dont on ne saura leur tenir rigueur, étant donné la portée symbolique de ses interventions au cours du récit. La fiche Wikipédia se contente quant à elle d’évoquer « une femme de couleur noire », sans plus de précisions.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’histoire est prenante, et, si simple soit la trame, la narration s’avère enlevée. Les récits maritimes ont, si je puis dire, le vent en poupe, et celui-ci est une réussite. En comparaison, 1629 ou l’effrayante histoire des naufragés du Jakarta cette autre BD récente à succès qui s’inspire de l’histoire vraie des naufragés du Batavia, passerait presque pour un séjour au Club Med, toute proportion gardée bien entendu.

Avec ce récit, narré ici par le docteur Savigny, témoin rescapé de cette effroyable épopée, Thierry Soufflard et Gilles Cazaux ont développé plusieurs thématiques. D’abord une critique virulente contre les pouvoirs autoritaires et arbitraires par le biais du capitaine de la Méduse, un certain Duroy de Chaumareys, dont l’incompétence n’a d’égale que la lâcheté. C’est lui qui, après avoir pris place sur une « confortable » chaloupe, abandonnera les marins et les soldats à leur triste sort en coupant la corde destinée à remorquer leur misérable radeau. Les auteurs montrent aussi comment, dans ce type de situation extrême, la barbarie humaine a tôt fait de reprendre le dessus et ne grandit personne, mais que l’humanité héroïque d’une minorité peut parfois renverser la vapeur et redonner foi en un avenir plus harmonieux.

C’est également à travers le personnage de Blanche, modèle de bienveillance et de combativité, qu’est abordée la question de la place de la femme dans un monde masculin (la seule ici sur les 150 naufragés !). Le sujet reste toujours d’actualité même si du chemin a été fait depuis cette époque, où l’odieux patriarcat considérait sans états d’âme les « femelles » — la moitié de la population — comme des sous-citoyennes.

On notera le parallèle malicieux entre la meute royaliste déchaînée, scandalisée par le tableau au Salon du Louvre, et la bande de soudards agressifs entassés sur le radeau. La barbarie stupide et aveugle serait-elle donc autant du côté des bourgeois endimanchés que des gueux non éduqués ?

Le dessin de Gilles Cazaux est parfaitement en concordance avec ce récit saisissant. Avec son trait nerveux, il sait rendre les scènes énergiques et faire ressortir la tension imprégnant cette aventure hors normes, où sur une surface extrêmement restreinte, les proies potentielles devront redoubler de prudence et de doigté face à des prédateurs sans états d’âme.

L’Oubliée du radeau de la Méduse comblera autant les adeptes de sensations fortes que les amateurs d’art. Si ce huis clos incroyable nous expose les facettes les plus sombres de l’être humain, il compense en mettant en lumière son aptitude à transcender ses pires turpitudes, fut-ce le fait d’une minorité héroïque. Le tableau monumental de Géricault en est le parfait symbole, avec cet homme noir, l’un des rares survivants, agitant héroïquement un drapeau à l’approche des côtes. C’est ainsi que les auteurs ont su avec brio nous conter l’histoire entourant cette œuvre d’art prestigieuse.

Laurent Proudhon

L’Oubliée du radeau de la Méduse
Scénario : Gilles Cazaux, Thierry Soufflard
Dessin : Gilles Cazaux
Editeur : Marabulles
112 pages – 22,95 € (version numérique : 15,99 €
Parution : 15 octobre 2025

L’Oubliée du radeau de la Méduse – Thierry Soufflard et Gilles Cazaux
© 2025 Soufflard / Cazaux / Marabulles

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