C’est en tant qu’historien spécialiste des Etats-Unis que le journaliste Thomas Sgénaroff publie son troisième roman basé sur des faits réels méconnus. Il a exhumé un chapitre peu glorieux de l’histoire américaine, un complot oublié pour renverser le président Franklin Delano Roosevelt élu en 1932, ourdi par un petit groupe de banquiers et industriels qui fomentent un coup d’État fasciste. Avec la rigueur de l’historien, la lisibilité du pédagogue et la force du romancier, il redonne vie à ce moment de bascule où la démocratie américaine n’a tenu qu’à un fil.

L’ouverture est saisissante. Une multitude de drapeaux à croix gammée, une foule de 20.000 personnes hurlant « Sieg Heil » sur fond de la Walkyrie de Wagner, appelant à pendre un Juif, Samuel Untermyer (hommes d’affaires américain faisant compagne contre l’Allemagne nazie). La surprise vient que cette scène ne s’est pas déroulée en Allemagne mais en plein coeur de New York au Madison square Garden, le 17 mai 1934. On l’a oublié, mais les Américains ont eu aussi leurs nazis.
A partir de cette scène spectaculaire qui imprime les esprits, Thomas Snégaroff remonte le temps à l’année 1932, veille des élections présidentielles entre le républicain Hoover, candidat à sa réélection, et le démocrate Roosevelt. C’est toute l’Amérique de la Grande Dépression qu’il fait revivre, celle de la misère sociale et de la Bonus Army, des vétérans de la Première guerre mondiale qui marchent sur Washington pour réclamer le paiement immédiat de leurs primes, quelques dollars pour survivre. Ils manifestent devant la Maison blanche, avec femmes et enfants … jusqu’à ce que Hoover charge le général MacArthur d’organiser la répression, deux vétérans tués, deux enfants asphyxiés, plus de mille blessés. Ce sont les braises sur lesquelles vont souffler les agents du désordre, se disant que la colère des vétérans pourrait être le point de départ d’une révolution fasciste comme cela l’a été en Italie ou en Allemagne.
Dans son Complot contre l’Amérique, Philip Roth avait concocté une uchronie imaginant, lors des élections présidentielles de 1940, la victoire du pro nazi Charles Lindberg face à Roosevelt. Thomas Snégaroff s’empare lui d’un fait réel, un scénario digne d’un film hollywoodien. Pour enrober le squelette des faits connus d’une chair toute romanesque, son travail de fiction passe par un soin précis à décrire les acteurs de ce complot.
« Regardez en Allemagne, il se débrouille pas si mal, Hitler. Et en Italie, Mussolini ? Dans des temps troublés comme les nôtres, où nous sommes des cibles faciles, notre devoir est de nous protéger. Choisir les bons chevaux, comme vous le faites. Mais mieux encore, parce que je ne me contenterai pas de la troisième place. Dans ce monde de ténèbres, il n’ya que deux places. La première et la dernière. Vous avez vu ? Le parti nazi est désormais un parti unique en Allemagne. Et les images magnifiques de Nuremberg ! Er qui est à la manoeuvre ? Qui en profite ? Nos amis. IG Farben, les banques, Opel… Tous autour de la table en février dernier. Sans eux, pas d’Hitler, je peux vous le dire … »
Les personnages (ayant tous existé) sont parfaitement mis en valeur dans des dialogues extrêmement vivants et une alternance des points de vue qui donne la parole à chacun. Les conspirationnistes de Wall Street autour de J.P. Morgan, financiers et industriels unanimement racistes, antisémites et suprémacistes, vouant une haine farouche à Roosevelt (qu’ils surnomment entre eux Rosenfeld l’ami des Juifs ou Miss Nancy car il ne serait pas un « vrai » homme sur son fauteuil roulant) et son New Deal. Leur homme lige, Gerald Mac Guire, membre de l’American Legion, chargé de convaincre le général Smedley Butler de prendre la tête de l’Etat fasciste à venir, envoyé en Italie et Allemagne rencontrer Mussolini et Hitler afin d’étudier comment les anciens combattants ont aidé les fascistes à accéder au pouvoir.
Butler, Thomas Snégaroff en dresse un formidable portrait, celui d’un général à la retraite vénéré par les anciens combattants et qui détient entre ses mains le destin de la démocratie américaine. A travers sa voix à la première personne, on perçoit sa personnalité, ses doutes, sa conscience morale. On s’amuse du décalage entre ses réactions et celles des conspirateurs qui cherchent à l’embrigader à leur côté.
Comme pour le Titanic, on la connaît la fin ; même si on ne connaissait pas ce complot, on sait que Roosevelt a dirigé les Etats-Unis jusqu’à sa mort en avril 1945. Pas de suspense, mais le plaisir de lecture est très immédiat et va plus loin que le simple divertissement.
On est frappé de voir à quel point cette histoire de milliardaires ennemis de la démocratie, de président qui veut faire payer les riches et de nébuleuse fasciste, résonne avec l’actualité. Et ce qui est fort, c’est que jamais Thomas Snégaroff ne fait la moindre allusion à l’actualité récente des Etats-Unis, jamais il n’esquisse un parallèle et pourtant, les ponts avec 2025, le lecteur les fait tout seul. Plus que jamais, la connaissance du passé éclaire le présent et permet d’en saisir les enjeux présents.
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Marie-Laure Kirzy
