Avec ce nouvel opus remarquable, tout juste récompensé par le Grand Prix de la Critique et traitant de l’évangélisation de l’Amérique latine par les Espagnols, Jean Dytar ajoute une nouvelle pierre (de taille !) à sa bibliographie, aussi passionnante qu’originale.

Cette bande dessinée raconte l’histoire d’un manuscrit majeur : Le Codex de Florence, qui évoque la relation, quelque vingt ans après la conquête espagnole de Mexico, entre les colonisateurs et les autochtones (les Aztèques) dans cette région d’Amérique du Nord qui deviendra par la suite le Mexique tel qu’on le connaît aujourd’hui. Ce codex fut rédigé par des traducteurs amérindiens, sous la houlette du padre Bernardino de Sahagún, un missionnaire franciscain. Un projet magistral au long cours (près de vingt ans !) autant qu’un trésor à haute valeur historique.
Comme à son habitude, Jean Dytar n’a pas fait les choses à moitié avec ce nouvel opus, mené en collaboration avec l’historien Romain Bertrand et publié conjointement par Delcourt et les éditions La Découverte. Et ce livre est tellement impressionnant par son contenu, très richement documenté, qu’il paraît presque dérisoire d’en parler correctement en quelques lignes.
Au-delà de son aspect didactique, une caractéristique commune à l’œuvre de Jean Dytar, Les Sentiers d’Anahuac est une œuvre hors norme, qui prouve une fois encore la capacité de l’auteur à se renouveler en permanence et de façon très originale, chacun de ses ouvrages étant différents tant dans leur conception narrative que graphique.
Cette fiction, basée sur le fameux Codex de Florence et d’autres datant de la même période, le XVIe siècle, nous parle de ce jeune « Mexica » (ou Aztèque), Antonio Valeriano, qui va embrasser le catholicisme, la religion des vainqueurs, en l’occurrence les Espagnols. Accueilli par le padre Bernardino de Sahagún dans le Collège de la Sainte Croix de Tlatelolco, le jeune étudiant, très doué notamment dans l’apprentissage du latin, deviendra l’un des collaborateurs essentiels du missionnaire pour l’élaboration du codex, avec d’autres camarades amérindiens. Il nouera par ailleurs une amitié indéfectible avec le franciscain, laquelle durera jusqu’à la mort de ce dernier. Parallèlement, Antonio va connaître un parcours brillant et accédera aux plus hautes sphères du pouvoir de la cité de Tenochtitlan, actuelle Mexico.
A travers ces deux personnages-clé du récit, on réalise que les choses ne sont pas aussi simples que ce que l’Histoire traditionnelle a bien voulu nous enseigner, qu’il y a des zones grises et d’autres totalement éludées. Certes, les choses ont changé et l’épopée prétendument héroïque liée à la conquête des Amériques a perdu de sa superbe avec les revendications croissantes des peuples dits natifs de nos jours. Mais le padre Bernardino, s’il appartenait à un système dominateur et n’était là que pour convertir les autochtones au catholicisme, était ambivalent. Si pour lui, la production de ce codex devait permettre de connaître ce peuple afin de mieux le convertir, il avait également cette préoccupation de conserver une trace de cette culture « païenne ». Quant à Antonio, son intérêt réside dans le fait qu’il soit à la fois natif et acteur de l’évangélisation de son peuple. On le voit vieillir au fil des pages, avec ses questionnements identitaires. Jeune homme candide au début du récit, il va gagner en maturité et en sagesse, tout en assumant cette amnésie collective imposée par les Espagnols. Trop souvent absents des récits historiques produits par les Européens, les peuples vaincus ont souvent peu voix au chapitre dans le narratif officiel. Ainsi, on apprécie ici la démarche des auteurs de mettre en lumière ce personnage loin d’être fictif, malgré le fait que l’on sache peu de choses sur lui.
Dans un format carré, le livre, qui bénéfice d’une présentation soignée, est imprimée sur un papier beige évoquant les vieux manuscrits, un parti pris tout à fait cohérent avec son contenu. Pour ce qui est du graphisme, l’approche est particulièrement originale et en adéquation avec le propos du livre, qui parle de l’hybridation de deux mondes très différents, l’Espagne catholique et le Mexique précolombien, qui intègre la culture de l’envahisseur tout en s’efforçant de conserver ses traditions. Pour ce faire, Jean Dytar fait dialoguer un style inspiré des gravures européennes du XVIe siècle et l’iconographie nahuatl. On peut même parler d’un triple dialogue puisque ces deux cultures graphiques ont été fusionnées ici à l’aide de ce média moderne qu’est le neuvième art, véritable chaudron de créativité aux possibilités infinies.
Si le scénario est très bien construit, il faudra tout de même s’accrocher pour ne pas se perdre parmi la profusion de nombreux termes en nahuatl. Mais comme Jean Dytar pense à tout, il a eu la bonne idée de glisser un mini-lexique des mots les plus récurrents en fin d’ouvrage, ainsi qu’une liste des divinités aztèques. Ce glossaire est même doublé d’une version « volante » qui peut faire office de marque-page !
Les Sentiers d’Anahuac ne déroge pas à la ligne exigeante de l’auteur, toujours cohérent d’un point de vue graphique et attaché à la vérité historique. Comme tous ses ouvrages précédents, la qualité est au rendez-vous, et l’on ressort plus que satisfait de cette lecture aussi immersive qu’enrichissante. Jean Dytar est un caméléon dans le bon sens du terme, il a su une fois de plus se renouveler en adaptant son dessin au propos. Avec la participation fructueuse de Romain Bertrand, il nous propose un angle de lecture différent, plus altruiste et nuancé donc plus actuel, pour appréhender la période des conquêtes européennes des Amériques, chapitre à la fois tragique et exaltant de l’histoire de l’humanité.

Laurent Proudhon
Les Sentiers d’Anahuac
Scénario : Romain Bertrand et Jean Dytar
Dessin et couleur : Jean Dytar
Editeur : Delcourt
160 pages – 34,95 € (version num. :23,99 €
Parution : 8 octobre 2025
Les Sentiers d’Anahuac — Extrait :

