Vingt-cinq ans après avoir commencé à filmer Manon Altazin, sourde profonde de naissance, Dominique Fischbach lui consacre son premier long-métrage. Portrait d’une famille unie où se côtoient entendants et non-entendants, « Elle entend pas la moto » témoigne à la fois des difficultés pour les sourds à vivre dans un monde qui tend à les exclure et de la façon exceptionnelle dont Manon a réussi à y trouver sa place.

« Elle entend pas la moto » dit de sa mère Mathéo, deux ans. Si Manon n’entend pas la moto, non plus d’ailleurs que le reste, c’est qu’elle est née sourde profonde. Cela fait maintenant vingt-cinq ans que la réalisatrice Dominique Fischbach suit Manon Altazin et sa famille : après trois documentaires – Petite Sœur (2003), Grande Sœur (2010) et Manon maman (2022) – elle lui consacre aujourd’hui son premier long-métrage où elle témoigne avec sensibilité tant de la difficulté pour un sourd à trouver sa place dans une société faite pour les entendants que du parcours exceptionnel de la jeune femme.
Chez les Altazin, Laurent et Sylvie, les parents, sont entendants, de même que l’aînée de la fratrie, Barbara. Manon et son petit frère Maxime, eux, sont sourds. L’histoire de Manon, c’est celle d’une famille que nous découvrons réunie dans le chalet de Haute-Savoie récemment acquis par les parents. Au plaisir pour la jeune femme, venue avec son mari et son petit Mathéo – tous deux entendants – de les retrouver, s’ajoute le projet commun de marquer l’anniversaire d’une tragédie : la mort de Maxime, survenue huit ans auparavant. Un hommage au sein d’une nature à la beauté majestueuse et sereine, auquel s’associeront des amis mais où ne viendra pas Barbara. Ces retrouvailles sont dans le film l’occasion d’un dialogue entre présent et passé : aux images d’une Manon de 35 ans entourée des siens, enceinte et rayonnante, se mêlent des images du passé, empruntées aux documentaires précédents et aux archives familiales. Une façon de revivre les souvenirs avec leurs moments heureux – parents attendris et enfants rieurs – ou douloureux – les épreuves liées à la surdité des deux plus jeunes. Une façon surtout de faire revivre Maxime, dont la présence/absence hante le film, depuis le petit garçon blond auquel Mathéo ressemble tant, jusqu’au jeune homme tourmenté, mort à vingt-et-un ans.
De Maxime, Manon dit qu’il a « la même identité » qu’elle. Et c’est là une des questions souterraines qui traversent le film : comment la surdité affecte-t-elle les relations au sein d’un foyer où certains entendent et d’autres non ? À première vue, les Altazin sont une famille ordinaire, où les enfants sont choyés par des parents attentifs, et partagent jeux, confidences et chamailleries, comme tous les frères et soeurs du monde. Mais c’est aussi une famille où, sans doute, un lien particulier se tisse entre ceux qu’unit la surdité, perçue comme une composante essentielle de leur identité. Si Barbara et Manon ont la complicité de soeurs que leur âge rapproche, Manon et Maxime, eux, connaîtront les mêmes difficultés à apprivoiser le quotidien, à composer avec l’implant destiné à les faire entrer dans le monde des entendants, à se plier à une nécessaire rééducation orthophonique. Et pourtant leurs parcours seront opposés. La tenace Manon s’emploiera à surmonter les obstacles liés à son handicap, acceptant de sacrifier sa passion pour la gymnastique : elle deviendra kinésithérapeute, passera son brevet de pilote d’avion, aura une vie familiale épanouie. Maxime, lui, plus fragile, ne parviendra jamais à trouver sa place et sombrera dans un mal-être destructeur.
Que signifie ne pas entendre ? À travers Manon et grâce à un travail soigné sur le son, Dominique Fischbach nous fait pénétrer dans l’univers sensoriel d’un sourd. Pas forcément celui qu’on imaginait. Le monde avec implant : un brouillard de sons traversés de quelques grésillements d’où se détachent de rares mots. Le monde sans implant : le silence absolu. Être sourd, c’est passer de l’un à l’autre par un simple geste. C’est pour Manon développer ses autres sens, vivre en communion avec cette nature qui l’apaise, qu’elle regarde et respire dans de longues courses en montagne en compagnie de son chien. Le sourd implanté ne perd pas son identité de sourd : Manon a toujours besoin de lire sur les lèvres des autres pour les comprendre. Et elle porte en elle un chemin de croix, fait de douleurs, d’humiliations, de solitude, d’exclusion. Si elle a réussi, à force d’efforts, à s’exprimer de façon compréhensible, à communiquer avec les entendants, elle continue à mêler langue des signes et oralité, notamment avec son fils. Le film nous incite ainsi à réfléchir de façon nuancée à cette question qui divise les sourds : la pertinence de l’appareillage. Sans doute a-t-il permis à Manon d’être la jeune femme épanouie que nous voyons. Mais peut-être a-t-il précipité la dépression de Maxime.
C’est entre ces deux parcours de vie qu’oscille le film. Avec en toile de fond la culpabilté des parents qui n’ont pas vu la détresse de leur fils, les regrets du père qui n’a jamais voulu apprendre la langue des signes. La responsabilité d’une société qui accompagne mal les sourds, de l’Education Nationale qui a laissé Maxime seul face à son handicap. Mais ce que donne surtout à voir Dominique Fischbach, c’est la formidable énergie de Manon, ses progrès, ses réussites, sa voix qui s’affirme d’année en année. Et avec Mathéo, l’importance de la transmission. On ne peut s’empêcher de faire de ce petit garçon riche de deux langages, de deux cultures, une revanche de la vie sur la mort, et de voir en lui le bâtisseur d’un monde où, à l’image de la petite maison avec laquelle il joue, chacun trouvera sa place.
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Anne Randon
