« Peau d’ourse, de Grégory Le Floch : la transformation radicale d’une ado en révolte

Transposant dans une langue très contemporaine une légende pyrénéenne de femme sauvage, Grégory Le Floch nous conte la folle échappée d’une jeune héroïne queer à la croisée de tous les combats féministes, écologiques et humanistes de notre époque. Tout surprend dans ce roman aussi cru que poétique !

Gregory Le Floch 2025
© bénédicte Roscot / Seuil

« Si tu veux connaître ma vie, c’est ça : 16 ans, moche et village de merde ». Voilà comment se présente Nina dès la première page. Et clairement l’adolescence s’avère très difficile pour elle. Elle fantasme sur sa voisine Kelly jusqu’à oser l’afficher; elle se fait appeler Mont Perdu, insulte qu’on lui jetait à la face dès le primaire car c’est le nom d’une montagne grosse et lourde « genre gros tas, pas la belle montagne en pic qui monte vers le ciel » … autant de raisons qui la font violemment harceler par ses camarades. Nina est seule et ne peut pas compter sur ses parents, persuadée qu’elle les dégoûte depuis que l’adolescence est passée par là et qu’elle a bouffé la gosse toute mignonne qu’elle était petite, « la-petite-fille-gentille-qui-faisait-plaisir ».

peau d'ourse livreGrégory le Floch a trouvé une voix formidable pour incarner cette jeune fille taiseuse dans la vie mais narratrice gouailleuse qui s’adresse à « meuf », sorte d’amie imaginaire à laquelle elle se confie, donnant l’impression aux lecteurs d’entrer dans sa psyché sans jamais la lâcher d’une semelle. Son « je » parle cru et cash de cette vie d’adolescente marginale et maltraitée, avec une auto-dérision à la fois drolatique et désarçonnante.

Malgré sa grande justesse sur le thème, le roman ne cherche absolument pas à dépeindre de façon réaliste les tourments d’une adolescente lesbienne obèse violemment harcelée. Aucun pathos, aucune misérabilisme, aucune volonté d’édifier. Bien au contraire. Assez rapidement, le récit fugue dans des directions très surprenantes transformant le récit en conte surnaturel.

Grégory le Floch convoque ainsi avec bonheur l’imaginaire des légendes pyrénéennes évoquant la femme sauvage vivant nue avec un ours. Et cet échappatoire au réel s’accompagne d’une mutation surnaturelle de ce corps adolescent lui même en pleine métamorphose. On pense aux métamorphoses d’Ovide, quand la transformation animalière permet à des nymphes d’échapper aux ardeurs des dieux ; ou encore à Kafka avec une métamorphose qui incarne le douloureux rejet social de ceux qui s’écartent de la norme.

Et puis, il y a les montagnes. Véritable chœur antique omniscient, elles parlent à cette « petite sœur » qui sent leurs pulsations, et la guide pour survivre aux épreuves que les humains lui imposent. La nature pyrénéenne, faune, flore, minéraux, éléments, devient refuge. Teintées d’écoféminisme maitrisé, les pages racontant la communion symbiotique entre la jeune fille et la nature sont assez dingues. Leur poésie viscérale et sensorielle impriment des images inédites dans la tête du lecteur, comme lorsqu’à la recherche d’une grotte, Mont Perdu découvre un trou dans lequel elle se glisse ;

« C’est comme si je rentrais dans une bouche me faire gober par la montagne, c’était ce que je voulais. Nos peaux glissent l’une sur l’autre. Je tâte les parois, me faufile tout au fond. Au début c’est sombre puis mes yeux s’habituent. Je suis dans un ventre. Je me roule, plus de bras, plus de jambes, juste une boule d’ermite dans la montagne. (…) Mon corps se déforme, il se moule contre les pierres, la tête dans les bras, les genoux dans le ventre. Puis la grotte s’incurve et c’est elle maintenant qui s’adapte à moi et à mes os comme une nouvelle peau. Je m’étire, la pierre suit mes mouvements, devient membrane élastique. (…) Je comble un trou dans la montagne. C’est le sens de ma vie. Combler ce trou qui sans moi serait complètement vide.  L’odeur de la terre circule dans mon cerveau. »

Au final, la récit raconte littéralement ce que c’est que de faire peau neuve en s’ensauvageant au contact d’une nature indisciplinée (la fameuse « Wilderness » si présente dans la littérature nord-américaine , terre libre de toute contrainte humaine qui rend possible la véritable affirmation de soi.

Ce roman est tellement singulier avec ses touches surnaturelles empreinte de poésie et sa crudité brutale qu’il ne plairait assurément pas à tout le monde. Moi, j’ai adoré assister à la transformation de Mont Perdu. Ce type de livre, c’est exactement ce que j’aime lire : des romans qui maîtrisent totalement un l’univers hybride qui n’appartient qu’à eux, qui secouent et provoquent avec force des sensations et émotions à la hauteur du pari littéraire et d’une héroïne marquante.

Marie-Laure Kirzy

Peau d’ourse
Roman de Grégory Le Floch
Editeur : Seuil
240 pages – 20€
Date de parution : 22 août 2025

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