Sleep ou une certaine vision de la belle au bois dormant

4 albums en presque trente ans de carrière pour Sleep, à la charnière du Stoner, du Metal et de l’expérimentation. Analyse d’un retour avec The Sciences, 6 ans après The Dopesmoker.


Credit Photo : Jason Roeder

On parle rarement pour ne pas dire jamais de Metal dans Benzine Magazine. Pourtant, c’est une scène absolument passionnante quand on sait dépasser les préjugés, les idées toutes faites. A qui cherche avec passion l’excitation de l’expérimentation, le souffle de la régression première du Rock, il ne serait pas trop conseiller de jeter plus que deux oreilles aux disques d’Ulver, de Burzum. Après tout, Mogwai ou encore Mono se réclament des influences clairement Metalleuses, N’a-t-on pas vu une collaboration entre le groupe de Post-Rock japonais et l’ancien chanteur d’EnvyTetsu Fukagawa issu de la scène Screamocore ? Il y a de bien belles choses dans la discographie exemplaire de Neurosis mais aussi de ses deux leaders en solo, Scott Kelly et Steve Von Till. Rappelons également que les Swans de Michael Gira ont à peu près influencé toute la scène Doom de Neurosis (justement) à Earth ou Sunn O)))).

Sleep quant à lui est hors-catégorie, une espèce de genre en soi à lui tout seul. Ce groupe américain de San José se forme aux débuts des années 90 que l’on qualifiera hâtivement de Stoner, allant même jusqu’à dire que Sleep est l’entité qui a crée le genre. Sauf que les garçons en question n’en ont pas grand chose à faire des étiquettes et que leur musique n’a pas pour but d’être rangée dans un bac mais plutôt d’expérimenter la distorsion et la furie. De Volume One qui pose des jalons pour ne pas dire des fondations à Sleep’s Holy Mountain qui poursuit l’exploration en 1992, le groupe se cherche et trouve un son comme la rencontre d’un Neil Young période Crazy Horse qui s’acoquinerait avec le Black Sabbath après une virée dans une voiture dont l’autoradio cracherait des riffs de guitare psychédéliques.

Cette même dilatation de la durée pour mieux nous user et nous vaincre.

Sans doute que la pièce maîtresse de Sleep reste Dopesmoker sorti en 2012 où les américains s’affranchissent de toute frontière et envoient balader les précieuses ridicules et les obsessionnels du classement. Rien que ce titre d’une heure et quelques minutes comme un mantra sans foi ni loi, cette sauvagerie à l’os. Un son que l’on n’a jamais entendu, une déflagration entre bruitisme absolu et torpeur neurasthénique. Sans aucun doute, Pascal Bouaziz, à l’heure d’enregistrer Les Heures pour le triple-album noir de Mendelson a-t-il dû y tendre plus qu’une oreille ? On retrouve cette même dilatation de la durée pour mieux nous user et nous vaincre.

En comparaison, The Sciences, surprise du 19 avril dernier mais déjà annoncé de manière énigmatique par le groupe avec un message en morse, semble plus classique dans ses structures, du moins pour Sleep. En ouverture, The Sciences sonne comme un inédit de Thomas Jenkison alias Squarepusher. Imaginez une rencontre entre La Monte Young, la déstructuration des premiers Tim Hecker et la musique dodécaphonique. Vous aurez alors peut-être une petite idée de l’ambition dans le propos de Sleep.

Marijuanaut’s Theme semble presque fade dans un premier temps avec sa lourdeur dans le son inhérente au genre. Ce qui est remarquable sur ce disque, c’est cette volonté à ramasser le propos dans la durée, le morceau le plus long n’atteignant pas le quart d’heure.Autre élément à constater sur The Sciences, une volonté quasiment uniquement instrumentale avec des jeux de répétition et des boucles jusqu’à l’essoufflement. Peu de rupture ni de brisure ici mais plutôt une lente progression vers un chaos.

Sonic Titan est sec et tendu quand Antarcticans Thawed voit revenir le chant clair d’Al Cisneros pour une complainte plaintive et éteinte. Même si cela peut paraître étrange voire exagérée, la musique de Sleep a sans doute plus à voir avec Bach qu’avec le Rock pour cette utilisation du procédé de la Fugue. Essayez d’imaginer le son  de Sleep déselectrisé et vous verrez que la ressemblance est assez saisissante.

Sans aucun doute Godspeed You Black Emperor a su aller piocher dans l’univers des américains avec cette même rage sèche. Giza Butler est sans doute plus prévisible, du moins dans un premier temps comme on en a pris l’habitude avec SleepThe Botanist clot The Sciences avec une radicalité et une sécheresse qui en calmeront plus d’un.

Il serait bien triste de passer à côté d’un grand disque par crainte du qu’en dira-t-on et de la bonne réputation. Au-delà des querelles de clocher et des idées toutes faites, The Sciences est ce que l’on appelle un vrai grand disque âpre et difficile.

Greg Bod

Sleep – The Sciences
Label : Third Man Records
Sortie le 20 avril 2018