Bohren & Der Club Of Gore – Patchouli Blue… ou comment tromper l’ennui

Les allemands de Bohren & Der Club Of Gore reviennent avec leur neuvième album, Patchouli Blue, six ans après le superbe Piano Nights. Ne vous attendez pas à de grands changements dans le Dark Jazz des germaniques mais comme à chaque fois le charme s’opère malgré et grâce à la lancinance de l’ensemble.

Crédit Photo : Kim Von Coels

Chez certains groupes, rien ne change. On ne vient pas chercher chez eux une révolution ou une énième métamorphose. Comme un peintre qui ne cesse de crayonner des croquis de la même silhouette, du même paysage granitique, du mouvement d’une main, d’un arbre mort comme pour mieux les appréhender, mieux en comprendre l’énergie et la force, ce type de musiciens explore les mêmes notes, les mêmes tonalités, les mêmes ambiances, les mêmes climats. Ne voyez pas là de syndrome de l’éternel insatisfait, du perfectionniste à tout crin. La musique peut parfois être une exploration d’un seul environnement. Reproche-t-on à certains auteurs, à certains réalisateurs de toujours reproduire le même acte créatif ? Devrait-on taxer de paresse la musique des allemands de Bohren & Der Club Of Gore car ils ont choisi une unité (souvent peu éloignée de la monotonie) dans leurs compositions ?

Patchouli Blue réveillera les éternelles querelles autour de l’univers de Bohren & Der Club Of Gore. Leur musique est insipide, elle est terne, elle est trop lente, elle est ultra référencée (Angelo Badalamenti, David Lynch, Le Jazz West Coast), elle est sans saveur, elle est tire-larmes. Et si oui effectivement, la musique de Bohren & Der Club Of Gore était belle et bien terne, ennuyeuse, lente et monotone. Et si c’était justement cela le concept ? Et si les allemands tiraient leur force et leur puissance de persuasion de ce rapport à l’ennui ? N’avez-vous jamais remarqué que quand vous vous plongez dans ces instants d’ennui du quotidien, le temps semble ralentir, les secondes s’esquiver et se dilater ? C’est cela que décrit la musique de Bohren & Der Club Of Gore, cet état ni vraiment second, ni seulement premier, cet entre-deux entre divagation et cauchemar, cette dispersion de la concentration et ce sentiment d’être au centre des choses. Alors bien sûr, contrairement à ce que l’on peut lire ici et là, les disques de Bohren & Der Club Of Gore ne sont pas des musiques d’accompagnement, d’ascenseurs ou de décors sonores de vos ébats amoureux. Les disques qui se nourrissent de l’ennui sont toujours des œuvres qui réclament une totale attention, Patchouli Blue ne déroge pas à cette règle. On pourrait qualifier l’univers des allemands de Dark Easy Listening, on est en droit de lui préférer Hard Listening. Mais les termes sont foison quand il s’agit de décrire Bohren & Der Club Of Gore, Horror Jazz, Doom Jazz, Dark Jazz… Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont contribué à installer une scène avec des groupes comme le Kilimanjaro Darkjazz Ensemble (et son autre entité The Mount Fuji Doomjazz Corporation) ou les excellentissimes Dale Cooper Quartet & The Dictaphones. Qu’ont en commun tous ces groupes malgré leurs nuances musicales ? Au même titre que la scène néo-classique qui cherche à concilier musique classique et pop, le mouvement Dark Jazz pioche tout autant dans la culture contemporaine, dans les codes de la musique électronique, parfois du metal (à l’instar d’Ulver sur Perdition City) que du Jazz qui lui donne son nom. Parfois proche du Dark Ambient, souvent d’un climat poisseux, lugubre voire macabre, les ambiances ne sont en rien lisses mais au contraire dérangeantes.

Bohren & Der Club Of Gore a connu deux périodes dans sa carrière entamée en 1992. Provenant de la scène métal, les allemands conservent dans leurs premiers disques une tension, une torpeur sourde hérité de cette scène. A partir de Geisterfaust (2005), la torpeur se fait douceur, l’obscurité reste présente mais elle semble s’aérer, laisser un peu de lumière s’infiltrer. Piano Nights (2014), l’avant-dernier disque retrouvait ces tensions plus dramatiques Patchouli Blue tente la fusion entre les deux époques. Dès l’ouverture avec Total Falsch, le ton est donné. On pense souvent à Labradford pour cette propension à se perdre dans de grands espaces tout en se sentant enfermés de l’intérieur. Il y a quelque chose de Dexter Gordon ou du Ben Webster de Music For Loving dans ces envolées de saxophone qui ne veulent jamais cesser de s’élever. Verwirrung Am Strand nous plonge dans un vieux film des années 50, on croiserait un Jean-Pierre Melville qu errerait dans les rues de New York entre chien et loup. Car bien sûr, la musique de Bohren & Der Club Of Gore est citadine, ces immenses mégalopoles à la fois grouillantes de vies et totalement anonymes, ces paradoxes collectifs, cette frénésie du trafic. Car bien sûr la musique de Bohren & Der Club Of Gore est aussi nocturne, elle ressemble à une grande virée au milieu de nul part, dans les quartiers interlopes. Elle ressemble à ce monologue haineux de Travis Bickle, ce dialogue d’un individu avec sa ville.

La musique de Bohren & Der Club Of Gore est toujours chargée de menaces à l’image de Glaub Mir Kein Wort, ces nappes de clavier claustrophobes et le contraste, le contrepoint d’un xylophone presque strident comme un cri dans une rue déserte. Patchouli Blue ranime à nouveau le spectre de Labradford qu’il rapproche d’un vibraphone à la manière de Lionel Hampton. Le résultat est stupéfiant comme un croisement entre François De Roubaix et des effluves Trip Hop. Mais le Jazz pratiqué par les germaniques est une musique de blancs, il n’y a chez eux aucune recherche de Swing ou de volonté rythmique, la composition est essentiellement sensuelle. Leur esthétique et leur volonté intellectuelle pourraient tout autant les rapprocher de la sublime Mélanie De Biasio que de Bill Evans. Deine Kusine, par exemple,peut-être le titre le plus ouvert du répertoire de Bohren & Der Club Of Gore, explore les codes du Jazz West Coast, le Cool Jazz d’un Gerry Mulligan. quand Vergessen Vorbei délaisse un temps le Jazz pour prendre des atours bien plus électroniques qui annoncent de nouvelles pistes pour le groupe. Sollen Es Doch Alle Wissen rejoint ces images de vieux films noirs ou ces reproductions de mélodrames à la manière de Rainer Werner Fassbinder. Les allemands ont cette capacité à glisser quelques surprises au milieu de leurs arrangements comme pour mieux troubler la quiétude ambiante, y installer une belle part d’intranquillité comme sur Tief Gesunken avec ce dialogue entre le clavier sombre et le saxophone lumineux, ce jeu sur la lancinance et l’ennui sur Zwei Herzen Aus Gold.

Là où Bohren & Der Club Of Gore reste le plus pertinent, le plus passionnant, où il laisse le plus d’espace pour laisser son identité s’affirmer et se déployer, c’est dans les instants de tension comme sur le torturé Sag mir wie lang. Jamais totalement plombées ni entièrement manichéennes, les pièces musicales des allemands laissent un peu d’espoir s’infiltrer. Même la conclusion macabre Meine Welt Ist Schon. finit par annoncer un lendemain possible.

Même s’il n’est pas toujours facile de côtoyer l’ennui et la monotonie, ces instants-là doivent nous rappeler que ces vertus ne sont pas des défauts, que s’obscurcir l’esprit permet de divaguer et quelque part se retrouver.  La musique de Bohren & Der Club Of Gore peut vous sembler de peu d’intérêt mais elle doit passer par ce camouflage pour tromper l’ennui et l’apprivoiser. Il sera nécessaire de se donner du temps, d’apprendre peut-être à se laisser aller à l’abandon.

Greg Bod

Bohren & Der Club Of Gore – Patchouli Blue
Label : [PIAS] Germany
Date de sortie  : 24 janvier 2020