[Ciné Classique] Série Noire – Alain Corneau : L’histoire du rat qui construit son propre labyrinthe

En 1979, Alain Corneau s’attaque au roman noir de Jim Thompson : Hell of a Woman. Le réalisateur Français livre un morceau de bravoure noir comme l’ébène, un drame anxiogène, naturaliste, qui offre à l’immense Patrick Dewaere le rôle de sa carrière. Indispensable.

Série Noire - Alain Corneau

Franck Poupart est représentant de commerce. Des peignoirs « made in Austria » en pure laine des Pyrénées, du Calvados d’Ecosse et autres robes de chambre molletonnées à motifs floraux. « Poupée » a du mal à boucler ses fins de mois. Il hante ces banlieues Parisiennes naissantes. Ces terrains vagues boueux où de vieilles maisons, ces vieilles carcasses, tiennent péniblement debout, s’appuyant sur les béquilles que sont les échafaudages métalliques de ces futures tours décrépites comme une grand mère âgée sur son petit fils à casquette.

Il vadrouille avec son imper râpé et son sourire triste dans ces paysages morts, toquant de porte en portes, surjouant la joie de vivre espérant ramasser un petit billet en vendant une de ses merdes. Cette joie de vivre qui n’est plus qu’un leurre, un attrape-couillon qui n’attraperait que lui.
Ces blagues qu’il sort à tout bout de champ comme pour éviter le silence, son silence, sa voix intérieure qui ne cesse de le ridiculiser, de le traiter de loser. Ce bruit qu’il fabrique autour de lui pour étouffer la folie qui commence à hurler du fond de son bide, plantant ses griffes empoisonnées dans les entrailles de son corps fatigué pour se hisser jusqu’à ce cerveau de plus en plus fragile.

Série Noire - Alain Corneau

Il ne vend pas trop Poupart. Les gens ne roulent pas sur l’or dans ces banlieues tristes. Son patron, l’odieux Staplin (sublime Bernard Blier !), vieille dégueulasserie sans âme et centrifugeuse humaine de petits vendeurs, qu’il essore et jette comme des moitiés d’oranges vidées de leurs pulpes. Cet esclavagiste calvitique le menace à longueur de journée de le foutre à la porte si il ne ramène pas assez de coton de son maigre champ. Sa femme Jeanne se fait la malle, lassée de cette solitude à deux. Fatiguée de parler à une ombre.

C’est en errant comme un fantôme dans ce patchwork de rues et ruelles de banlieues en pleine mutation « Akiresque », qu’au hasard, il va frapper à la porte de son malheur. Son malheur se nomme Mona. Sorte de spectre d’une enfance morte. Jeune fille de 16 ans aux grands yeux tristes, vivant chez sa tante, qui n’hésitera pas à vendre ce petit animal tremblant aux appétits de Poupart, pour une vulgaire robe de chambre.
Mais « Poupée » lui veut pas de mal à la petite. Il en tombe amoureux. Il est seul, perdu. Il veut lui redonner le sourire, la sortir de cette vie dégueulasse et de l’emprise de cette saloperie de mère maquerelle. C’est au moment où Mona lui parle du « magot » que la vieille planque dans la maison, que le piège se referme sur lui, que sa raison déjà vacillante se perd définitivement entre ses deux oreilles, que le rat commence à construire son labyrinthe sans issue.

Ce sera le début de la tempête sous un crâne. Du tourbillon inexorable qui mènera Poupart à l’irréparable.

Il le veut le « magot » de la vieille, il ira jusqu’au bout pour l’avoir. Pas vraiment pour lui, mais pour Mona, son « petit brin de tralala… ». Pour Mona il mettra son plan à exécution. Il trouvera en Tikidès, immigré probablement clandestin et un peu simple d’esprit, le bouc-émissaire parfait. Pour Mona, il camouflera son flingue d’une serviette blanche et tirera sur la vieille, puis sur Tikidès. Chialera comme un môme à la lueur de cette serviette enroulée autour de son flingue, qui brûle doucement, illuminant faiblement ces carcasses encore chaudes. Pour Mona, il étranglera Jeanne sa femme, parce qu’il ne saura répondre à ses questions. Parce qu’il n’arrive plus à la regarder dans les yeux.

Parce que ses yeux ne se ferment plus, ne se fixent plus, sur rien. Si ! Sur Mona son « petit brin de tralala… ». Tout s’écroule. Tout s’envole.
Son « magot », son pavillon, le peu de raison qui lui restait, sa vie. Reste Mona. Qui l’attend sur le trottoir d’en face. Avec sa valise. Ils s’en iront, il l’a juré. Ils partiront…

C’est un voyage au bout de la nuit, de la noirceur, un voyage au bout de la folie. C’est une tragédie sociale contemporaine qui possède en elle cette triste fatalité antique. On sort éreinté, épuisé, du visionnage de ce film. Comme des yeux baignant un long moment dans l’obscurité et agressés par une lumière vive soudaine, il nous faut un moment pour régler à nouveau notre vision. Sortir du Réalisme pour revenir dans la réalité. Évacuer ce Naturalisme poisseux pour la simplicité et la beauté du naturel. Nous sommes dans l’épreuve, dans le combat avec ce film. Rien ne nous est épargné.

Corneau veut nous faire mal avec ce film et lâche sa bête à nos trousses. Un Patrick Dewaere mal dans sa peau, héroïnomane et halluciné nous embarque dans sa folie, nous fait rentrer dans son crâne et secoue très fort sa tête durant presque 2 heures. Nous cognant violemment contre les parois de cette caboche fêlée. Où à l’image de cette scène où Dewarere se plonge dans sa baignoire pour essayer de s’y noyer; il nous entraîne avec lui, nous plongeant la tête sous l’eau pendant tout le film. On a beau s’agiter, se défendre, se débattre, rien à faire. Cette main qui tient nos têtes sous l’eau est beaucoup plus forte, bien plus puissante que notre désir de survie.

Comme ce rat construisant son propre labyrinthe, il n’y aura pas d’issue.

On ira au fond. On le touchera. Et on y restera…

Renaud ZBN

Série Noire (1979)
Film français d’Alain Corneau
Avec : Patrick Dewaere, Myriam Boyer, Marie Trintignant…
Genre : Drame, Policier
Durée : 1h51