[Interview] Piers Faccini : « une chanson ne vient jamais de nulle part » (1ere partie)

C’est à une conversation que nous invite Piers Faccini à l’occasion de la sortie de son septième disque, le métissé Shapes Of The Fall. Une conversation découpée en deux parties dans laquelle le suisse montre une certaine connaissance du monde et une érudition doublée d’une écoute de l’autre.

Piers Faccini 2021
crédit photo : Julien Mignot

Parmi tous les clichés qui entourent la personnalité musicale de Piers Faccini, il en est un qui a la vie dure. C’est celui de troubadour. Le terme est aujourd’hui galvaudé mais il est certain qu’il y a chez Faccini quelque chose qui relève d’un autre temps, un je ne sais quoi d’indéfinissable qui le rend intemporel. Car non seulement de disque en disque Piers Faccini dessine les contours d’une musique apatride irradiée par sa sensibilité si singulière, mais avec une belle intelligence, il y adjoint une connaissance du monde, une érudition doublée d’une écoute de l’autre. Piers Faccini atteint aussi bien dans sa musique que dans ses propos (que l’on sent mûrement réfléchis) une forme de complétude, et en cela, rejoint cette manière de vivre d’un autre temps où l’on parvenait à faire vivre en bonne intelligence poésie et philosophie, intelligence et écoute de l’autre, tolérance et lucidité. Et si finalement Piers Faccini n’était rien qu’un humaniste égaré dans un siècle qui ne l’est pas.

Avouons-le, souvent la pratique de cet exercice délicat que peut être l’interview amène à un chasser-croiser, à un jeu d’égo entre l’interrogateur et l’interrogé, à des faux-fuyants permanents. Avec Piers Faccini, rien de tout cela. Un indice pour vous permettre de nous suivre, les mots les plus employés par l’anglo-italien sont le dialogue, l’échange, la conversation. C’est à une conversation que nous invite Piers Faccini à l’occasion de la sortie de son septième disque, le métissé Shapes Of The Fall.

« C’est toujours par la rencontre, par le dialogue, par l’échange que se développent des voies culturelles. »

Benzine Magazine : Piers Faccini, vous sortez votre septième album avec Shapes Of The Fall. Lentement mais sûrement, vous constituez une œuvre qui ressemble tout autant à un voyage intérieur qu’à une quête de géographie au-delà des cartes postales. Quand le moment sera venu de quitter ce monde (le plus tard possible bien sûr), que voudriez-vous que l’on retienne de votre passage au sein de cette humanité ?

Piers Faccini : J’essaie depuis mes débuts de tendre une passerelle entre musiques populaires et musiques traditionnelles. Ce qui m’a toujours fasciné dans les musiques traditionnelles, c’est un étrange paradoxe : ce sont des musiques absolument identitaires mais à l’identité floue. Ces musiques sont très anciennes à tel point que l’on a oublié qui en était l’auteur, cela n’a d’ailleurs que très peu d’importance car tout cela passe par la voie orale. Ce qui reste au bout du compte, c’est la chanson. Pourtant, malgré les siècles qui nous séparent de sa création, nous continuons de chanter cette chanson, bien sûr parfois en l’adaptant. Pour qu’une chanson reste, il lui faut se développer et renaitre à chaque fois qu’elle est jouée. Si une seule de mes chansons pouvait connaître ce destin, je serai comblé et peu importe que l’on oublie jusqu’à mon identité.

A vous lire à travers les différentes interviews que j’ai relues pour préparer cette rencontre mais aussi dans vos disques, je crois bien qu’il y a chez vous une envie de liberté et de métissage que j’ai envie de qualifier de presque « militante ». Qu’en pensez-vous ?

Piers Faccini : Oui c’est absolument vrai car ce désir un peu militant de toujours vouloir souligner le métissage est ce que j’appelle plutôt le dialogue ou la preuve du dialogue. Par preuve du dialogue, j’entends une démarche un peu similaire à celle de l’historien ou de l’archéologue qui vont creuser, car en fouillant des objets ou en creusant, on se rend compte que c’est beaucoup plus complexe qu’on le pense de prime abord.
Par exemple quand on va fouiller dans la musique berbère, dans la musique du sud de l’Italie, dans le Flamenco, on se rend compte que si l’on dit le Flamenco c’est juste de la musique espagnole, cela ne veut rien dire car le Flamenco est clairement une musique faite de rencontres, de dialogues, de migrations, de hasards et de toutes sortes de phénomènes qui font que la vraie réponse est toujours une histoire de métissage. C’est toujours par la rencontre, par le dialogue, par l’échange que se développent des voies culturelles. Je prends cette route là comme un songwriter, comme quelqu’un qui a une passion pour l’écriture et pour les mots mais je suis dans un contexte où je milite pour faire comprendre qu’une chanson ne vient jamais de nulle part mais qu’elle est toujours la continuation d’une conversation souvent très ancienne.

 Pour ce nouveau disque, Shapes Of The Fall dont la sortie a été retardée (comme nombre d’autres disques) par la crise du Covid-19, vous évoquez de manière presque prémonitoire cette notion du grand effondrement.

Piers Faccini : J’ai commencé à travailler sur ce disque assez longtemps avant la Crise du Covid-19. J’avais déjà tout fini à l’entrée dans le premier confinement en mars 2020,.Cette chute que j’évoque dans le titre, c’est plus le fruit d’une observation quotidienne de ce que je vois là où j’habite, de ce que je lis dans les journaux, ce que je sais du monde, ce que j’ai appris par mes voyages. Après, j’ai écrit A Storm Is Going To Come, cette chanson sur Two Grains Of Sand en 2009 qui contenait déjà la thématique que j’évoque dans Shapes Of The Fall. On ne peut pas avoir une relation avec la nature et entretenir une surconsommation sans en payer le prix un jour ou l’autre.

« Le fait que la musique ou les sons soient liés à des couleurs ou à un paysage me semble tout à fait cohérent et normal. »

A quoi ressemblera votre monde d’après la crise sanitaire liée au Covid car dans Shapes Of The Fall, vous parlez d’un monde en plein effondrement. Faut-il comprendre cet effondrement comme une Apocalypse ou plutôt comme une étape nécessaire avant de reconstruire ? En effet sur Foghorn calling vous évoquez la possibilité d’un Espoir mais on entend tout au long de ce disque une peur sourde qui ne se dit jamais vraiment.

Piers Faccini : Je crois bien que la peur et la crainte sont sur la surface des choses pour tout ce qui est de ce monde et de ces générations. Cela inclut tout ce qui est vivant, cela peut être une forêt jusqu’à une civilisation ou une espèce mais derrière il y a comme une sorte de confort philosophique car on parle ici d’une microseconde sur l’horloge de la vie de cette planète. S’il y a un effondrement, la vie reprendra son cours même après une absence de plusieurs millions d’années. L’humanité n’aura été qu’une microseconde que l’on ne percevra plus, la vie continuera sauf qu’elle changera de forme d’où ce Shapes (Formes). Les vies qui sont en chute, en déclin sont celles que l’on connaît. Elles disparaîtront mais la Vie avec un grand V reprendra une autre apparence. Il y a donc forcément une espèce de crainte, de peur voire de désespoir par rapport à la célébration de ces formes de vie que nous connaissons et qui sont propres à ce moment dans le temps. Mais quand on y réfléchit vraiment à la dimension du temps, l’humanité ce n’est qu’un minuscule détail.

En découvrant Shapes Of The Fall, j’avais en tête ce poème de Rabindranath Tagore extrait de L’Offrande Lyrique :
« Je sens que toutes les étoiles palpitent en moi.
Le monde jaillit dans ma vie comme une eau courante.
Les fleurs s’épanouiront dans mon être.
Tout le printemps des paysages et des rivières monte comme un encens dans mon cœur, et le souffle de toutes choses chante en mes pensées comme une flûte »
Au creux de vos disques, il y a cet élément commun que l’on sent dans l’arrière-plan, les terres des Cévennes où vous habitez. Croyez-vous-en la puissance des paysages, dans cette empreinte qu’ils peuvent laisser en nous ?

Piers Faccini : Ce que dit ce poème rappelle un peu ce que je viens de vous dire et qui pourrait être interprété par certaines personnes comme quelque chose d’assez sombre et noir mais qui, en réalité, est tout le contraire. Ce que dit Tagore dans ce poème, c’est que la vie circule également à travers chaque chose. L’humain a une tendance à mettre une frontière autour de son corps et à dire « Moi je suis ici, toi tu es là-bas. Moi je suis ici, l’arbre est là-bas. Moi, je suis debout, je regarde la fleur là-bas. »

Ce qu’il décrit c’est une symbiose, une vie qui circule également à travers et entre chaque chose. Quand on ressent cela, on se rend compte que ces enveloppes uniques que nous avons n’ont que peu d’importance car la vie est recyclable d’une forme à une autre.

Ensuite concernant la présence des paysages dans ma musique, je crois que c’est lié au fait que j’ai une autre forme d’expression à travers la peinture. J’ai toujours une déclinaison de ce que je fais en forme visuelle car je suis plasticien, dessinateur, peintre, je travaille aussi sur des formes animées (en particulier pour mes clips). L’idée qu’une chanson puisse être aussi un paysage me paraît très normal en fait. C’est un peu comme ce trouble des sens, la synesthésie, les sons devenant des images et des odeurs. Le fait que la musique ou les sons soient liés à des couleurs ou à un paysage me semble tout à fait cohérent et normal. C’est vrai que j’ai un amour particulier pour les paysages des Cévennes.

Cela fait maintenant très longtemps que l’on habite ici mais ces Cévennes-là, ce sont les Cévennes du Sud. Il y a une lumière très particulière ici, celle du Sud. Quand on pense Cévennes, on pense Lozère ou Ardèche mais c’est une autre terre de Cévennes ici. On est dans la montagne et en même temps on a la lumière méditerranéenne. C’est une lumière qui m’accompagne depuis que je suis gamin, depuis qu’avec ma famille, on passait toutes nos vacances d’été en Italie. Cette lumière m’a toujours fait rêver. Je crois bien que nombre d’artistes dont moi vont chercher de par leur art des expériences de bonheur qu’on a connu dans notre enfance et qui sont liés à nos sens. On est presque appelé à essayer de recréer une forme de bonheur liée à l’enfance et moi c’est un peu la lumière de l’Italie. Etrangement, je retrouve cette lumière ici ou plutôt cette mémoire de la lumière de l’Italie ici dans les Cévennes. Cette lumière-là appelle un paysage, un paysage où il ne pleut pas tous les jours, un ciel bleu, un vent comme la Tramontane, un Mistral ou le Sirocco. Il y a du rocher, de la garrigue et des oliviers.

J’aime à faire des ponts entre les interviews que j’ai la chance de faire. J’ai interviewé Peter Silberman, le chanteur de The Antlers, qui vient de sortir un nouvel album après une longue absence suite à de graves soucis de santé, des problèmes d’acouphène mais aussi une maladie des cordes vocales. Peter qui habitait New York avant sa maladie a décidé de partir vivre à la campagne pour retrouver une forme de silence qui a accru son inspiration.

Peter Silberman dit :

Il m’a fallu un certain temps avant que je ressente complètement le silence, à cause d’un blizzard constant d’acouphènes. Quand le silence a cessé d’être disponible pour moi, je suis venu à le penser comme un luxe de la perception bien calibrée. Nous le percevons à tort comme rien, mais il est précieux, d’une entité profonde.

Dans une interview que vous avez donné au Figaro en 2013 à l’occasion de la sortie de Between Dogs And Wolves, vous disiez à Olivier Nuc qui vous interrogeait sur votre vie rurale : « Je pense que cela se joue d’une façon plus subtile peut-être que simplement l’idée que parce qu’on n’entend pas le bruit des voitures, des cars et des gens que forcément cela peut gérer une intimité parce qu’il peut y avoir aussi le contraire parce que si on pense à l’idée du silence parfois quand il y a du silence, on peut entendre plus la confusion que l’on a à l’intérieur de nous-mêmes. » C’est étrange comme nombre de musiciens évoquent le silence… faut-il le percevoir comme un outil à part entière du compositeur, comme une entité parallèle à une chanson, comme un contrepoint ou un faire-valoir ?

Piers Faccini : Il y a le silence concret, celui qui existe dans l’espace-temps. Le silence est une ponctuation, en fait le silence est toujours là mais il est rempli de façon percussive avec le son et en ponctuant le son de silence, grâce à cette ponctuation d’un rien, on obtient le langage. On est à la fois complètement lié au silence, littéralement et physiquement dans l’espace-temps de la nature et du langage et en même temps le silence évoque en nous un rappel à l’essentiel. Certaines personnes parleront de Dieu, de foi ou de paradis. Moi, j’ai tendance à dire que l’on ne peut pas savoir et puisque que l’on ne peut pas savoir, le plus proche que l’on puisse arriver sans le nommer, à savoir ce qui est le créateur ou la création ou autre naît du silence. Le silence pour moi ce serait comme être à la porte du paradis mais sans pouvoir dire que l’on est arrivé au paradis. Si j’ai une religion c’est celle de l’adoration du silence. Je ne peux pas dire ce que c’est, et même en rompant le silence, je romps le silence. C’est un peu la beauté que l’on retrouve dans le Zen chinois. C’est sans doute les chinois qui ont le mieux explorés poétiquement ce paradoxe du silence, un paradoxe fondamental qui est au centre des questionnements existentiels. Cela m’a toujours fasciné et passionné et cela reste même avec cet album qui a quand même un regard sur la nature, sur l’écologie et un aspect politique par rapport à cela, cela reste quand même le fond de mon travail. Ce que je fais, c’est, je crois, un regard sur l’écologie de soi. Cultiver son jardin et arriver à un moment où l’on ne peut pas dire ce que c’est. Donc si l’on ne peut pas nommer, il faut simplement écouter le rien qui chante et le rien qui chante c’est le silence.

Je vous invite à un voyage dans le temps. Pour la première étape, je vous laisse le choix de la destination. A quelle période de l’histoire auriez-vous voulu vivre et pourquoi ? Est-ce une période de l’histoire fantasmée ?

Piers Faccini : C’est drôle parce que l’on en parlait l’autre jour avec mes enfants. Ils rigolent à tous les coups car à chaque fois qu’ils me demandent ça, je leur réponds toujours « La Sicile de la fin du 12ème siècle ! ». Je ne leur parle pas du Greenwich Village de la fin des années 60. Je parle d’une période qui m’a absolument passionnée et que j’ai exploré sur mon album précédent, I Dreamed An Island (2016).

Pourquoi la Sicile du 12ème siècle ? Parce que je pense qu’il y a un tournant dans l’histoire, une page qui s’ouvrait vers un potentiel futur. Malheureusement ce chapitre a ensuite été fermé de force et on a pris un autre virage qui est allé vers quelque chose de très sombre dont on sent toujours la trace néfaste encore aujourd’hui, à savoir la guerre des religions et les croisades. Cette page que j’aurais aimé vivre dans la cour de Palerme du Roi Roger Premier ou plus particulièrement de ce roi extraordinaire qu’était Roger II, ce moment où il y avait une coexistence, une fraternité et un partage de savoirs et de musiques, d’arts et de sciences entre peuples et religions avec une sorte de course à la beauté. Dans la cour de Palerme, on entendait aussi bien l’hébreu, l’arabe. C’était vraiment une période extraordinaire et on revient à ce militantisme du métissage dont je voulais parler au début de cet entretien. Palerme c’est l’affirmation de ce métissage comme à une autre période l’Al-Andalus à Cordoba par exemple. Pour moi, c’est encore plus fort dans la version sicilienne. Dans l’Al-Andalus, les non-musulmans étaient les ḏimmī, quelque part, ils étaient des citoyens de deuxième classe. Dans la Cour de Roger à Palerme, il n’y avait pas cette dichotomie, il n’y avait pas cette hiérarchie religieuse, il y avait simplement une tolérance et une acceptation de toutes les religions et de l’autre. Cela a été une période très coute mais c’est vraiment cette période-là que j’aurai aimé explorer. J’aurai aimé les débuts de ces conversations qui sont les fondements de notre culture sans qu’on le sache vraiment.

Piers Faccini – Shapes Of The Fall : retour en grâce du troubadour polyglotte

Dans votre musique court ce syndrome de l’exilé. Vous avez grandi en Angleterre avec un père italien et une mère anglaise puis vous vous êtes installé en France. Quand vous visitiez la famille paternelle, vous étiez l’anglais, en Angleterre, l’italien. J’ai l’impression que ce que d’autres auraient pu prendre comme un handicap ou un trouble identitaire, vous, Piers vous en avez fait une force, une richesse. Qu’en pensez-vous ?

Piers Faccini : Oui, c’est absolument vrai. Cela a pris un peu de temps et je garde une sorte d’amour et de nostalgie pour cette période de trouble que j’ai connue. J’adore jouer de la musique avec des gens qui sont tout le contraire de moi, qui ont une autre tradition ou une lignée qui fait qu’ils savent d’où ils viennent directement. Ils sont par conséquent héritiers de conversations musicales, de mère en fils ou de père en fils. Je pense bien sûr aux frères Ziad, Malik et Karim, qui ont vraiment ce truc-là, les cultures Kabyle et Maghrébine, les chants des grands-parents, ce passage de mélodies, de rythmes et de mots comme une famille musicale. Je crois que c’est pour cela avant tout que j’ai voulu être songwriter, être auteur-compositeur, écrire des chansons et des musiques. En étant auteur-compositeur, c’est comme si je parvenais à écrire ma propre tradition. J’invente une mini version d’une tradition qui fait que même si je suis un bon mélange et rien de très précis, je fais de ce mélange quelque chose d’unique, quelque chose qui a, par son mélange étrange, une singularité propre.

J’essaie d’inculquer cela à mes enfants car ils se retrouvent dans le même cas de figure que moi. On parle trois langues à la maison et on a toujours cette sensation d’être un peu autre ou étranger. C’est une grande richesse mais cela peut aussi vous procurer une grande insécurité, j’ai vécu un peu les deux. La musique plus cette volonté de se confronter à une forme de silence ont été une source de réparation pour moi, se mettre à genoux devant le silence en lui disant « Donne-moi quelque chose qui sera le mien, donne-moi quelque chose où je peux dire au moins ce petit goût de terre c’est chez moi ».

Ce petit bout de terre, c’est quand je suis avec un carnet, des mots et de la musique. C’est ça la beauté d’un auteur-compositeur, c’est ce voyage qui est unique à chaque auteur-compositeur qu’il doit faire ou pas. Je donne de temps en temps des stages d’écriture de chansons et je dis toujours à mes « élèves », c’est à la fois extrêmement dur à faire et en même temps c’est la chose la plus simple. C’est extrêmement dur car personne ne peut franchir le pas pour toi à ta place mais à partir du moment où tu lances le mouvement, presque par énergie cinétique naturelle, des chansons se mettent à circuler et des choses vous tombent dans les mains. Ce mouvement dépend de son propre parcours, de sa propre histoire.

 

Si je puis me permettre une parenthèse. Je vis dans une région, la Bretagne. Quand la France s’est emparée de la Bretagne, elle a voulu étouffer son histoire, son folklore et sa langue. J’avais une arrière-grand-mère qui ne parlait que le breton et que l’on a forcé à apprendre le français à l’école. Au tournant des années 70, il y a une nouvelle émergence de la langue bretonne et de son folklore. Le problème c’est qu’il a pu être accompagné également d’un recul régionaliste. Comment trouver un point d’équilibre entre repli sur soi et ouverture à sa culture ?

Piers Faccini : Oui effectivement, c’est une grande question et c’est une question qui se pose un peu partout. Le problème d’une langue, c’est qu’il peut y avoir la volonté de la préserver, ce que l’on appelle en France les patois, les langues régionales. L’expérience qu’a vécu votre arrière-grand-mère relevait du « redressement », il y a derrière une forme d’injustice identitaire, la conséquence de vouloir redresser cette injustice, c’est que l’on a tendance à vouloir figer quelque chose qui est toujours en mouvement. Chaque langue, chaque culture sont toujours en mouvement. Plus on la pose dans un musée plus on lui retire son flux. C’est un équilibre sensible à trouver et très difficile à maîtriser en particulier d’un point de vue politique.

Il y avait cet article ce matin à propos d’un entretien donné par David Lammy, un politicien anglais marqué à gauche. Un auditeur l’a interpellé sur son identité avec des propos très racistes en lui disant « Vous ne pouvez pas dire que vous êtes anglais si vous mettez en avant votre identité afro-caribéenne ».
Comme David Lammy est un homme très intelligent et très sensible, il a pris le temps d’explorer ce thème avec cette personne qui tenait des propos très racistes. La première chose qu’il a essayé de démonter c’est qu’est-ce que c’est qu’être anglais et c’est là qu’est tout le problème.

Revenons à votre arrière-grand-mère, il y a une identité qui est bretonne mais peut-être que parce qu’elle était soumise par une autre identité qui essayait de la contrôler, l’identité française avec cette volonté à fédéraliser, la société ne pouvait pas accepter que votre arrière-grand-mère dise qu’elle était et bretonne et française et peut-être européenne. Il fallait qu’elle soit française. Ce que David Lammy dit, c’est pourquoi un américain peut dire qu’il est italo-américain et pourquoi je ne peux pas dire que je suis « afro-caribean english ». Pour citer Gilles Deleuze, un philosophe que j’aime beaucoup, il faut accepter et célébrer les multiplicités. On n’est pas une seule chose et j’ai l’impression que toutes les grandes conneries du monde, cela vient du fait de dire « Je ne suis que ça ».  Je crois bien que le danger se situe là.

Remontons un peu dans votre passé, si je vous dis Charley Marlowe, cela vous évoque forcément quelque chose.

Piers Faccini : Charley Marlowe, c’était un apprentissage où je me suis plongé à cœur perdu dans la musique car il faut dire qu’avant ma « carrière » musicale, j’avais choisi une autre voie, la peinture. Pour des raisons très spécifiques, j’ai d’abord exploré cet art, d’abord parce que c’était mon premier amour et que je me sentais plus à l’aise pour y aborder les thèmes qui m’étaient chers. En plus j’étais quelqu’un qui souffrait énormément du trac et de la timidité. Du coup, j’avais du mal à assumer ces chansons que j’écrivais tout seul depuis des années. Ma première chanson, j’ai dû l’écrire autour de mes quatorze ans.

Monter sur scène pour les défendre et les incarner c’était quelque chose d’extrêmement difficile, de devoir dire « Je suis mes chansons, je suis celui qui écrit mes chansons » à un tel point que je devais mettre une espèce de costume et endosser le rôle d’un personnage. Du coup, je me suis dit que j’allais écrire des chansons que pour moi et je les jouerai éventuellement à mes intimes. Je ferai de la peinture car la peinture est une activité de solitaire, ce n’est pas un art de la confrontation.

Charley Marlowe, c’est le moment où ma compagne de l’époque, Francesca Beard m’a un peu donné un coup de pied au cul en me disant « Juste monte sur scène, vas-y » car Francesca était déjà à l’époque une Showwoman, quelqu’un de très extraverti avec une belle exubérance et un grand charisme. Du coup, on s’est dit qu’on allait monter un groupe ensemble, je jouerai le rôle du guitariste qui chante sur l’arrière de la scène et Francesca prendrait toute la lumière. On a fait ce duo pendant cinq ans et grâce à cette période-là, on a beaucoup appris ensemble à écrire ou plutôt comment aborder l’écriture. Personnellement, j’ai surtout appris que je n’avais pas besoin d’être autre chose que je ne suis déjà, je pouvais rester celui qui assumait une certaine forme de réserve et de timidité et de juste chanter. Charley Marlowe, c’est vraiment ça, une grande courbe d’apprentissage et de découverte.

Propos recueillis par Greg Bod

Shapes of The Fall est sorti le 2 avril 2021 chez Beating Drums / No Format

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