Yann Tiersen – Kerber : symbiose entre sonorités numériques acoustiques

A ceux qui reprochent à Yann  Tiersen de faire toujours le même album, réemployant jusqu’à l’épuisement une mélancolie harassée, on recommandera de bien vouloir commencer par écouter la musique du Finistérien qui n’a jamais cessé de se réinventer et de chercher de nouvelles voies comme ce Kerber de belle tenue conjuguant électronique et acoustique dans un même mouvement.

© Richard Dumas

Parfois la musique à elle seule peut être un paysage, cette image idéale que nous transportons tous au dedans de nous, ce refuge auquel l’on revient fidèlement entre tempête et accalmie, cette maison intérieure, cet intime que rien ne blesse ni ne  vient altérer. Pourtant la vie autour de nous s’acharne justement à nous altérer, à nous changer. De toutes les musiques, la plus propice à nous transporter dans un envers du décor, un ailleurs plus accueillant, c’est bel et bien la seule musique instrumentale qui entame un dialogue muet avec notre sensualité, notre imaginaire et nos souvenirs.

C’est peut-être pour cela que l’on conserve un attachement aussi fort à la musique de Yann Tiersen, il n’y a guère que les trop impatients dans leur écoute, les trop prompts à donner un avis tranché et hâtif à penser que le locataire de l’ïle d’Ouessant construit encore et toujours la même matière, des ritournelles un peu faciles marquées par le minimalisme de Philip Glass ou les bricolages d’un Pascal Comelade. C’est vrai que Tiersen, au fur et à mesure des années n’a rien perdu d’un certain lyrisme juvénile. En 2019, il a sorti Portrait, un best of déguisé ou plutôt un album déguisé où il se réappropriait des titres de son répertoire comme pour mieux les remettre dans un temps présent, pour également marquer la fin d’une période et l’émergence d’une nouvelle. Kerber est le premier chapitre d’une nouvelle entité Tiersen. Encore une fois, celui qui écoutera trop rapidement y retrouvera le même piano, marque de fabrique du breton mais celui qui s’attardera plus comprendra bien vite que là où le Tiersen d’avant composait de la musique avec comme ossature principale les pièces de piano, le Tiersen de Kerber utilise le piano pour donner une place large aux éléments électroniques, le piano ne devenant finalement qu’une  possibilité de contrastes pour toutes les autres textures, parfois la voix égarée et lointaine de Tiny Feet (Emilie Quinquis, la compagne de Yann Tiersen).

La musique peut convoquer des paysages et les faire surgir au creux de nos oreilles, celle de Tiersen a toujours été un média de la contemplation et d’un évident rapport au vent, à l’élément liquide, à la dérive sur une mer agitée. Depuis qu’il s’est installé à Ouessant à une trentaine de kilomètres de Brest, Yann Tiersen décline son île de disque en disque non pas comme un ambassadeur qui chercherait à promouvoir les qualités du lieu mais plus à la manière d’un chercheur  qui voudrait faire de ce lieu habité par des humains une terre vierge et édénique. Sans aucun doute à la genèse de ces textures plus électroniques sur Kerber, il y a son projet ESB en collaboration avec Thomas Poli et Lionel Laquerrière en 2016 où déjà il s’employait à intégrer des tessitures nouvelles pour sa propre musique.

« Tout est musique. Un tableau, un paysage, un livre, un voyage ne valent que si l’on entend leur musique. »

Jacques De Bourbon-Musset

Pourtant dans son approche de l’élément électronique, on retrouve comme une forme de symbiose parfaite entre l’élément numérique et l’acoustique, un peu à la manière de ce qu’Arve Henriksen peut proposer dans son propre répertoire, il y a dans la musique de Tiersen et particulièrement dans Kerber ce contraste des lumières du Nord, cette limpidité qui vient aveugler l’œil, ce gris des falaises qui vient se noyer dans le bleu vert de la mer. On sait depuis longtemps la fascination du breton pour l’univers de Kraftwerk, on jurera entendre parfois ici comme un Krautrock dilaté et utérin, comme un  nuage délesté de tout rythme et de toute autre certitude. Yann Tiersen pourrait se poser comme un chainon manquant possible entre Popol Vuh et Tangerine Dream, on pourrait également tisser quelques liens avec le Joep Beving de Henosis pour ce même sens de l’infiniment petit et de l’infiniment grand, on pourrait encore citer le Hans-Joachim Roedelius d’Einfluss (2017), sa collaboration avec le dj berlinois Arnold Kasar ou encore le Bersarin Quartett de Thomas Bücher. En joignant à sa musique des éléments du vocabulaire de la musique électronique, Yann Tiersen ne rend son univers que plus apatride, plus apatride car tendant vers l’universalité.

On a toujours entendu chez Yann Tiersen comme une pulsation venue du Jazz, en particulier lors de ses prestations Live. Sur Ker Al Loch qui vient couper le disque en deux parties distinctes, l’emploi de la matière la plus électronique confère à cet ensemble des textures qui ne dépareilleraient pas chez Supersilent, on tend vers une forme d’abstraction presque Noise comme pour mieux se laisser emporter par le piano plus romantique que jamais de Yann Tiersen. Kerber est un album faussement apaisé, ouvertement courageux dans ses partis pris, dans ses choix de production, dans son envie de venir embrouiller le chemin de l’auditeur.

Derrière un faux semblant d’évidence voire de facilité, la musique de Yann Tiersen a toujours été subtile, elle se refuse à une paresse de l’esprit de la part de celui qui l’aborde et la découvre. Entrer dans un disque du breton, c’est comme prendre la mer dans le petit port du Conquet, de voir s’éloigner dans une perspective nouvelle la presqu’île de Kermorvan, de déjà anticiper le malaise que l’on sentira en passant le Fromveur, de déjà rencontrer l’étonnement que l’on ressent à imaginer des êtres humains vivre sur un aussi petit bout de terre de Molène alors que Beniguet s’estompe déjà dans la brume, de déjà deviner dans la lumière qui décline les roches saillantes d’Ouessant.  Comme Capability Brown, le paysagiste anglais du XVIIIe siècle qui dessinait à travers une matière préexistante les nouveaux contours d’une nature ni vraiment domestiquée ni seulement sauvage, Yann Tiersen crée un paysage fait de lieux, de souvenirs et de sensations, il faudra savoir prêter attention aux arrières-décors, à l’arrière-plan qui s’avère crucial et presque plus important que ce que l’on croit percevoir de prime abord. La musique de Yann Tiersen a toujours été subtile donc mais aussi exigeante, elle ne prend jamais son auditeur pour un idiot ou un inconséquent qui ne saisit pas l’instant qui vient.

Se défiant des étiquettes, Yann Tiersen signe avec Kerber un disque à la fois très cohérent et très changeant qui va aussi bien du côté du néo-classique que du post-rock, du minimalisme que vers l’électronique. On ira longtemps s’égarer sur les landes de Kerber, entre océan et ciel étoilé, entre pulsation de la vague et silence du vent.

Greg Bod

Yann Tiersen – Kerber
Label : Mute
Sortie le 27 août 2021