Destroyer – Labyrinthitis : l’art de la destructuration

Depuis la milieu des années 90, Dan Bejar signe une discographie à la fois inégale et exaltante, faite de sommets et de semi-réussites, d’échecs cuisants. Ce Labyrinthitis  va piocher encore une fois dans les influences qui ont fait le chef d’oeuvre Kaputt (2011). Pas sûr que la comparaison soit totalement flatteuse pour ce nouvel album de Destroyer qui, à force de se perdre finit par nous perdre aussi pour notre plus grand plaisir.

Nicolas Bragg

Il y a dans l’école Pop un versant plus intellectuel mais aussi plus versatile, plus physique, plus instinctif, plus ardu et tortueux. Des disques dans lesquels il n’est pas toujours aisé d’entrer, des albums qui ne se laissent pas apprivoiser facilement. Ces albums-là peuvent s’avérer passionnants si on leur concède un peu de patience.  Mais là où il est parfois difficile de trouver des points d’appréhension c’est dans les disques qui conjuguent différentes saveurs, l’immédiateté de la pop combinée à un esprit libertaire, à un jeu avec ce qui relève du brouillon et de l’art brut. Comment faire se rencontrer l’efficacité de New Order avec une notion de l’abstraction ? C’est un peu cette interrogation qui habite les travaux du canadien Dan Bejar sur quelques unes de ses oeuvres au sein de Destroyer. Les sommets pourraient être l’impeccable Kaputt, savant équilibre de forces contraires  qui ne peut qu’entraîner une comparaison malencontreuse (mais aussi injuste et temporaire) avec Labyrinthitis.

Que l’on soit clair, ce disque n’a pas à avoir honte de son intégrité artistique si on le prend comme une entité séparée du reste de la discographie du père Bejar. Poussant bien plus loin le trait de l’abstrait que sur Kaputt et ce même s’il prend les mêmes influences que son ainé de 2011, Labyrinthitis va ailleurs et n’emprunte pas les mêmes pistes. Ce qui intéresse le canadien ici, c’est l’éclatement de l’espace et des structures. En résulte un disque d’une complexité totale et assumée, pas facile à aborder, pas immédiat en ces temps où l’on doit se forger en une ou deux écoutes. Pas sûr que l’avis dépeint dans cette présente critique s’avère la même à la centième écoute. Labyrinthitis est un album difficile, patchwork et puzzle, brouillon et emphatique, schizophrénique et obtus. Il mélange concept et sens dans des structures concassées et morcelées. Le moins que l’on puisse dire c’est que Dan Bejar n’a jamais fait du surplace. Pour qui connaît la discographie du canadien, il sera bien difficile de démentir cette allégation. Ouvert à tous les azimuts, Destroyer a souvent fait des disques brouillons, foutraques, parfois teintés d’art brut. Labyrinthitis prend la tangente vers la Disco mais aussi des influences plus que prégnantes dans le travail du groupe, New Order par exemple, déjà cité dans le chef d’œuvre Kaputt (2011).

Et si Labyrinthitis était un disque que l’on voudrait aimer mais que l’on n’aime pas (encore) car on n’en a pas encore saisi pleinement les codes. On n’a pas encore trouvé la clé qui permettra d’ouvrir la porte de cette forteresse lunatique. Peut-être faut-il fouiller dans les recoins de ces titres  étranges ce soupçon de mélodie, cette suspicion d’harmonie. Il y a chez Dan Bejar un peu de la démarche de Jamie Stewart  de Xiu Xiu qui fabrique des mélodies limpides puis les malaxe, les triture, les transforme et les détruit.  On est un peu dans la même approche avec le canadien sauf que Destroyer insuffle un caractère solaire à ses compositions. It Takes A Thief, petit joyau foutraque ne dépareillerait pas dans Life Will See You Now (2017), le disque exotique de Jens Lekman. On oscille en permanence entre perplexité et enthousiasme sur cet album difficile, Labyrinthitis porte bien son nom car il a pour lui de nous échapper en permanence, de ne rien faire pour se rendre aimable de manière immédiate. En cela, c’est un disque courageux car il assume d’être ombrageux et crypté, il assume de se foutre de tout et en particulier de son auditeur qui ne sait plus précisément où il se trouve. Il y a comme une arrogance crâneuse, une ironie mordante tout au long de ces titres qui nous baladent comme un  escroc qui nous ferait les poches. Prenez The States, possible rencontre entre le Thieves Like Us de la bande à Bernard Summer et le Into The Groove de Madonna et vous comprendrez le grand écart que fait ce disque en permanence.

Il y a du dandysme, de la sophistication dans le chant et les paroles de Dan Bejar, il a aussi quelque chose de ces freaks d’un autre siècle, un je ne sais quoi d’Oscar Wilde pour le cynisme, un supplément de cérébralité de forcené à la manière d’un Burroughs. C’est sans doute ce qui révèlera tout l’intérêt de ce disque, sans aucun doute le plus difficile de Destroyer c’est son envie permanente de nous mettre à mal et de nous désorienter.  Sans aucun doute, les adeptes de la ligne claire n’y piperont rien et crieront au vandalisme et au crime de lèse-majesté. Les plus ouverts laisseront sa chance à ce disque qui n’est pas de notre temps, qui n’est pas fait pour notre époque. Comment pourrions-nous accepter la complexité et l’intelligence quand le temps file entre nos doigts ? Un disque de choix tranchés amène des réponses et des réactions tranchées, on réplique à un disque de choix contrastés  par des interrogations contrastées. Ce treizième album de Destroyer va assurément diviser pour peut-être mieux réunir par la suite.

C’est un peu le propre des disques ambitieux de se refuser à une narration par trop limpide, à une chronologie bien trop construite. Tout l’enjeu dans Labyrinthitis c’est justement de pratiquer une destructuration forcenée. Sauf que peut-être même là, on est dans un trompe l’oeil, un faux semblant car qui s’attardera plus longuement sur ces 10 chansons y percevra très certainement une logique intrinsèque, un peu mystérieuse mais diablement attractive. On entend tout au long de cette énigme une thématique autour de la souffrance et de la dérive. Sans doute que pour entrer dans cet univers opiacé, il faudra savoir abandonner tout rapport avec le réel, toute relation avec le rationnel, tout lien avec ce qui fait sens. Car même à la lecture des paroles surréalistes de Dan Bejar, il est bien difficile d’y voir un sens premier. Certes jusqu’ici, Destroyer nous avait habitué à des disques complexes, codés mais ici le canadien passe à une vitesse supérieure jusque dans le processus harmonique. Prenez All My Pretty Dresses et sa mélodie à tiroirs multiples, étrangement peut-être le titre le plus évident de l’album, possible « tube » d’un disque ardu.  Ce qui est remarquable c’est aussi le travail sur le chant de Dan Bejar qui se fait acteur aux rôles multiples, à la schizophrénie assumée, aux personnalités multiples le tout incarné par une musique qui sait toucher aux limites du Noise, de l’Ambient parfois, du bon comme du mauvais goût, de la New Wave comme de la Disco, d’Art Of Noise à New Order en passant par des effluves synthétiques comme extraites d’un disque de Grace Jones.

Cette critique n’en est pas vraiment une finalement car elle décrit une forme de perplexité que je crois passagère pour un disque qui pourrait s’avérer essentiel. Encore faudra-t-il en trouver les codes et les clés. Cette critique n’est en rien définitive, elle est peut-être même volatile et temporaire. On est loin, bien loin des disques paresseux dont on se satisfait parfois.

Comme le vieux vin qui doit se faire en bouche pour se découvrir, il faudra laisser du temps à ce Labyrinthitis étrange.

Greg Bod

Destroyer – Labyrinthitis
Label : Bella Union
Sortie le 25 mars 2022

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