Histoire d’un courant : L’hantologie

Vous avez entendu parler de l’hantologie sans même jamais le savoir. Si vous avez écouté les disques de Boards Of Canada, de Lucky Pierre ou d’Akira Rabelais, vous savez confusément de quoi il en retourne. Ce courant né d’une allégation du philosophe Jacques Derrida va bien au-delà du seul registre musical et se retrouve aujourd’hui aussi bien dans la photographie, le cinéma ou encore notre perception du monde.

Le rapport à la mémoire et au passé est sans aucun doute une des grandes problématiques que nous rencontrons dans notre appréhension du monde. Les grands penseurs se sont toujours interessés à ces concepts. En quoi le passé est-il toujours présent dans notre présent ? En quoi influe-t-il sur notre vie du quotidien ?  C’est peut-être le philosophe français Jacques Derrida qui a le plus fait avancé notre réflexion à ce sujet ces dernières années.

Qu’est-ce que l’hantologie ? 

En 1993, le philosophe français Jacques Derrida fait paraître le volume Spectres de Marx (Galilée) où il pose un regard critique sur le regard de toute une génération d’intellectuels face au pouvoir marxiste après la chute du bloc soviétique. C’est dans ce livre que pour la première fois, Derrida évoque le concept d’hantologie ou science de la hantise. Il s’agit alors pour le philosophe de définir par ce concept la logique spectrale de la pensée et de l’événement de son surgissement, en analysant notamment les retours du marxisme (de ses esprits, précisément) après que l’on a annoncé celui-ci comme mort et enterré, chute du bloc communiste et avènement du capitalisme néo-libéral aidant.

Cette logique de la hantise ne serait pas seulement plus ample et plus puissante qu’une ontologie ou qu’une pensée de l’être (…). Elle abriterait en elle, mais comme des lieux circonscrits ou des effets particuliers, l’eschatologie et la téléologie mêmes. Elle les comprendrait, mais incompréhensiblement.

Jacques Derrida – Spectres De Marx (1993)

Les bases de l’hantologie musicale 

Le premier à évoquer un courant musical hantologique c’est le critique musical Simon Reynolds qui s’appuie en 2006 sur la théorie de Derrida. Comme le blogger Mark Fisher peu de temps avant lui, Reynolds cherche à définir l’émergence d’un courant musical qui pourrait se caractériser par la résurgence fantomatique de couches sonores souvent fragmentaires anciennes et immédiatement perceptibles comme venant d’un lointain passé et données à entendre comme telles au sein d’œuvres nouvelles. On pensera aux vieux samples de vinyles et de cassettes audio dont les craquements et le souffle couvrent le son d’origine, voix tremblotantes d’enregistrements sonores anciens, genres désuets et tombés dans l’oubli soudain revitalisés, entre autres présences spectrales.

Mark Fisher (1968-2017) a passé sa vie de philosophe et de critique musical à se débattre avec les spectres des rêves de son époque : l’émancipation punk, la liberté des raves des années 1990 et surtout l’horizon communiste auquel il aspirait. À chaque fois, ces espoirs ont été balayés par « le réalisme capitaliste » et le mot martial prêté à Margaret Thatcher : « Il n’y a pas d’alternative. » Mais grâce à l’hantologie, Mark Fisher a pu au moins en retrouver les fantômes, dans le cinéma de Christopher Nolan, dans la musique de Joy Division ou de Burial. Autant de traces de ces futurs perdus mais encore là, quelque part, réfugiés entre une basse dubstep et la voix sépulcrale de Ian Curtis. La musique, dit Fisher, est particulièrement adaptée aux spectres, parce qu’elle « donne à entendre ce qui n’est pas là, la voix enregistrée, la voix qui ne garantit plus la présence ». Comme un souvenir de Hegel, qui écrivait que « le son est une extériorisation qui, à peine née, se trouve abolie par le fait même de son être là, et disparaît d’elle-même ». Oui, l’évanescence de la musique épouse l’être disparu de l’hantologie

Assurément l’émergence du sample dans les musiques électroniques et dans le Trip Hop a permis à toute une génération d’artistes  d’aller piocher dans un répertoire large comme rarement l’histoire de la musique l’avait connue, ouvrant par la-même le champ de possibles révolutions. Ne dit-on pas que le renouveau musical est toujours né d’une hybridation ou d’une créolisation comme le disait l’écrivain Edouard Glissant.

La racine unique tue tout ce qu’il y a autour d’elle. Elle est sectaire et intolérante. Il faut remplacer l’idée de la racine unique par l’idée de l’identité-Relation ou rhizome.
Quand on a oublié collectivement son passé, eh bien, il s’ensuit un déséquilibre terrible pour l’être et pour la collectivité. Et je crois que c’est une fonction de la littérature, en tout cas pour moi, que d’essayer de combattre ce déséquilibre de l’être. J’ai toujours voulu être écrivain. Je crois que c’est ça qui lui manque. La connaissance de son histoire réelle.

Edouard Glissant

Evoquer l’hantologie c’est forcément aborder la présence du spectre, à ne pas comprendre dans son sens littéral bien sûr mais dans une idée plus imagée. Prenons le postulat de départ de la dualité du spectre, quelque chose qui relèverait aussi bien de l’absence et de la présence. Qui n’a jamais ressenti dans tel ou tel lieu toute la charge émotive des murs et de leur histoire ? Je me rappelle pour ma part une expérience personnelle dans ma prime jeunesse lors d’une visite du village martyr d’Oradour-sur-Glane où j’ai ressenti confusément toute la souffrance qui habitait encore plus de 70 ans après l’enceinte de l’église où le plus gros du massacre s’est noué. L’hantologie cela pourrait être cela, comme une émergence de souvenirs que nous n’avons pas connus, ce paradoxe de la présence du passé dans le présent. On comprend alors que notre perception du temps n’est pas simplement linéaire mais multiple et fragmentée.

C’est étrange de se rappeler des pionniers de l’enregistrement qui à la fin du 19ème siècle  avaient déjà compris tout l’intérêt de saisir sur des bandes ces témoignages d’un temps révolu. Cela rendait  manifeste la persistance de la voix désincarnée et préservée au-delà de la mort de son émetteur, ce qui est le propre de la reproduction sonore. On pourrait également évoquer les cylindres d’enregistrement de Gustave Eiffel, véritable album souvenirs d’enregistrements sonores personnelles de sa femme et de sa fille qui en cela se rapprochaient de simples photographies familiales. C’est troublant également de se dire que ces nouvelles techniques d’enregistrement participèrent également à l’essor d’un autre courant, le spiritisme à l’époque très en vogue dans notre société occidentale. Les photographes comme les capteurs sonores cherchèrent à reproduire l’aura sur un papier d’argent ou sur des enregistrements. Dès le début de ces deux activités nouvelles, les chercheurs avaient compris qu’il y avait un rapport étroit à l’esprit mais aussi à la confrontation entre passé et présent.

Evoquer l’hantologie c’est évoquer le passé mais également l’oubli du passé. Le travail du musicien serait alors d’aller combler ces trous provoqués par cette amnésie et amener à une résurgence de ce passé enfoui dans notre présent.

Les grands noms de l’hantologie musicale 

Quand on commence à fouiller autour de l’hantologie musicale, le nom qui revient le plus souvent c’est celui du britannique James Kirby alias Leyland Kirby ou encore The Caretaker. Il commence sa discographie en 1996 sous le nom de V/Vm et propose une musique électronique bruitiste qui déjà questionne la notion de mémoire mais c’est avec The Caretaker qu’il passe pleinement le pas de l’hantologie. Ce nouveau nom de scène lui est directement inspiré par la scène de la salle de bal hantée du film Shining de Stanley Kubrick, film hantologique s’il en est un. L’idée de Kirby : Récupérer de vieux enregistrements de musique populaire du 20ème siècle, de Ballroom music plus précisément. Kirby les triture et les malaxe sans jamais pour autant les rendre inidentifiables. De ce travail sur la matière naît un étrange état second entre mélancolie et retour du passé dans le présent.

On peut considérer Michael Sandison et Marcus Eoin de Boards Of Canada comme des pionniers de la musique hantologique sans pour autant pleinement les inscrire dans ce mouvement. En s’appuyant sur l’usage de samples de films éducatifs ou de séries télé, Boards Of Canada a travaillé sur une esthétique de l’enfance et donc de la mémoire. Un peu comme John Cage avec Radio Music (1956), ils ont intégré des éléments d’enregistrement de radios d’ondes courtes sur Gyroscope. Ils utilisent ces samples venant d’un registre non-musical comme des résidus permettant à notre imaginaire de devenir plus flou et d’être plus réceptif à l’émergence de fantômes qui s’expriment à travers leur musique. Evoquer l’hantologie musicale c’est également aborder la question de la musique concrète étroitement liée à ce courant. Des musiciens comme William Basinski ou encore Burial ont investi en simultané les deux terrains.

Akira Rabelais 

Cet artiste texan est un cas à part dans le mouvement hantologique. Comme le voisin Leyland Kirby, il hante les productions du passé et les inclut dans ses propres productions. Que ce soit sur le dernier né La Recherche du temps perdu où il s’appuie sur le répertoire de la musique classique de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle ou ses triturations passées des oeuvres du pianiste Erik Satie ou encore les chants de lamentation féminins islandais enregistrés dans les années 1960 et 1970 sur le sublime Spellewauerynsherde, Akira Rabelais travaille notre rapport à la mémoire. Sur ce dernier disque, on rapprocha d’ailleurs l’américain des oeuvres chorales de György Ligeti.

Le label Ghost Box 

Lancé en 2004 par le graphiste Julian House et le producteur Jim Jupp, le label Ghost Box est sans aucun doute le label le plus emblématique de la production musicale hantologique.

Les fondateurs le présentent ainsi :

C’est une entreprise musicale indépendante pour les artistes qui trouvent leur inspiration dans les albums de bibliothèque, le folklore, l’électronique vintage et la salle de musique de l’école. Il est aussi inspiré par l’électronique vintage effrayante des années 1970.

Explorant des courants à la marge, un monde de bandes sonores de télévision, d’électronique vintage, de chansons folkloriques, de psychédélisme, de pop fantomatique, d’histoires surnaturelles et de folklore, les musiciens du label ont en commun de poursuivre cette quête entre présent et passé. Porté par une cohérence esthétique et artistique, Ghost Box rejoint dans sa qualité des labels comme 4AD ou Factory. Au sein de son catalogue, on retrouve des artistes tels que Belbury Poly de Jupp, The Focus Group de House et Advisory Circle, ainsi que des titres de Broadcast et John Foxx, entre autres. L’idée : S’appuyer sur des sources culturelles britanniques désuètes et ésotériques de l’après-guerre.

Ce label naît donc en 2004 sous l’impulsion première du graphiste Julian House et du producteur Jim Jupp pour présenter leurs propres productions musicales. Mais les choses s’emballent très vite pour les deux artistes face à un succès grandissant.

Popmatters dit de ce label :

Un des phénomènes occultes les plus enthousiasmants de la dernière décennie, ayant créé une carrière en évoquant des futurismes passés et des peurs collectivement enfouies pour créer une musique qui donne littéralement l’impression d’être dans une autre ligue, voire une autre dimension, que les autres musiciens modernes.

L’hantologie en photographie – Le pictorialisme 

Robert Demachy – Paysage

Entre 1890 et 1914, le Pictorialisme va occuper une place charnière dans l’histoire de la photographie. Jusqu’ici exploitée dans sa dimension purement illustrative, la photographie sous cette forme s’efforça d’élaborer une esthétique photographique propre et de placer l’acte artistique au cœur même de la pratique de la photographie.

Un artiste majeur comme Robert Demachy faisait s’interpénétrer deux univers jusqu’ici distincts, la peinture et la photographie. La réalité évoquée alors par  la seule photographie échappait au filtre du rationnel pour atteindre une étrangeté intemporelle. A la manière des impressionnistes, Robert Demachy s’est efforcé de créer une sorte d’atmosphère brumeuse en utilisant un grain épais et en jouant sur les différentes nuances de gris. S’opposant au courant documentaire de la photographie, le pictorialisme tend vers une approche esthétisante et poétique de la réalité. Ces photographies deviennent alors comme des cartes mentales d’un passé révolu ou imaginé. Le pictorialisme a finalement sublimé cet art du réel et de l’instant capté pour l’amener dans d’autres territoires, un espace-temps confus, un lieu plus important pour sa sensibilité que pour sa seule beauté. La photographie occupe l’espace du présent et du fugitif, le pictorialisme celui de l’éternité qui n’est finalement ni du présent ni du passé mais une autre voie.

Le cinéma et l’hantologie 

Sans tomber dans le piège de l’anachronisme, ne pourrait-pas dire que le jeu des lumières et des ombres du cinéma expressionniste allemand avec des créateurs comme Paul Wegener (Le Golem), Robert Wiene (Le Cabinet Du Docteur Caligari), Fritz Lang (Les Trois Lumières) ou encore Friedrich Wilhelm Murnau (Nosferatu Le Vampirequi font d’architectures aux angles étranges des personnages à part entière ? De ces lumières et de ces angles de vue se composent une logique d’atmosphère  et d’état d’âme (ce que les cinéastes allemands appelaient le Stimmung). A mi-chemin entre réalité et féérie, entre temps présent et ailleurs incertain, ces films de l’âge d’or du cinéma allemand s’inscrivaient avant l’heure dans une logique hantologique.  Prenez Tabou, le dernier film de Murnau sorti en 1931. Il pourrait être apparenté à ce cinéma documentaire propre à la vision d’un Robert Flaherty (Nanook l’esquimau, L’homme d’Aran) qui cosigne le film sauf que Tabou part ailleurs dans une sorte d’allégorie non-dite d’un possible Eden perdu.

Le cas Guy Maddin : Parmi tous les cinéastes singuliers qui ont émergé ces trente dernières années, on pourrait parler du hongrois Bela Tarr mais sans aucun doute, le cinéaste qui est le plus à rapprocher de ce courant hantologique, c’est l’américain Guy Maddin. Né à Winnipeg, Maddin ne cesse de mêler fiction et réalité dans des faux-documentaires et des vrais films avec un véritable parti pris narratif mais aussi esthétique. Entre Lynch et Buñuel, il poursuit un travail  sur ce qui est suranné, son oeuvre est sous le joug d’une certaine obsession du  souvenir. Il faut insister également sur le travail sur le grain de l’image qui pourrait le faire se rapprocher du cinéma muet des années 10 et 20 auquel il ne cesse de rendre hommage mais aussi au pictoriolisme pour ce même jeu de déclinaisons entre poésie et réalité. Il utilise le noir et blanc comme une matière à part entière un peu comme une image salie à la manière des vieilles bandes des années 1920, les décors sont ouvertement perçus comme artificiels.

Nous pourrions également parler de Spiritismes, cette étrange expérience à laquelle le réalisateur américain nous convia en 2012.  Il invitait les visiteurs du Centre Pompidou à Paris à assister au tournage d’un film inédit, dont le scénario est inspiré d’un film perdu, réalisé par de grands noms de l’histoire du cinéma, Vigo, Lubitsch, Mizoguchi, von Stroheim, Naruse. Leurs disparitions peinent Guy Maddin autant qu’elles le hantent. Il convoque l’esprit errant de ces films-fantômes lors de « séances de spiritisme » charlatanesques et performatives. Devenu grand médium, le cinéaste canadien entraîne ses comédiens dans une transe paranormale.

Guy Maddin présente le projet en ces termes :

Ce projet fait son chemin dans ma tête depuis presque vingt ans. Pendant toutes ces années, il a remué mon cœur et même mon âme, jusqu’à ce que je sois moi-même possédé ! J’ai appris qu’il existe des films perdus. Des films magnifiques, réalisés depuis très longtemps, généralement muets, des films appréciés, glorifiés, adorés, élevés au rang de mythes par des millions de spectateurs, dont certains jusqu’à l’obsession. Des films qui, pourtant, agonisent dans l’oubli. Depuis que j’ai compris cela, je suis littéralement hanté. Certains de ces films ont été détruits par les studios, simplement parce que ces derniers avaient besoin d’étagères, certains ont été jetés à la mer ou brûlés dans un feu de joie lors de pique-niques champêtres. D’autres ont été réduits en poussières parce qu’ils étaient mal conservés, d’autres encore ont péri dans les flammes lors d’un accident de projection. Certains de ces films ont simplement disparu de l’Histoire. Ce sont là des films qui n’ont pas de demeure finale, des films incapables d’être projetés à leur public, des récits malheureux condamnés à errer éternellement dans le paysage de l’histoire du cinéma. C’est le fait de ne pas pouvoir les voir, qui me hante, parce qu’ils ont tous été faits pour cela ! Je ressens leur douloureuse errance dès que je vais au cinéma, particulièrement dans de vieux cinémas. Oui, ces films m’attristent autant qu’ils m’intriguent. Je me suis dit que la seule façon de rétablir une situation aussi mélancolique était d’organiser des séances de spiritisme afin de contacter ces âmes désespérées et de leur donner la chance de montrer à nouveau une part d’elles-mêmes, même infime. J’ai décidé de mettre en place un dispositif dans lequel nous pourrions tous assister à ces séances de spiritisme et peut-être, si nous avons de la chance, jeter un œil à ces gloires passées du cinéma. J’ai décidé que les comédiens seraient les médiums de cette sorte de spiritisme inédite et qu’ils feraient appel à ces récits trop longtemps oubliés, construiraient leurs propres chemins à travers les histoires et les dialogues déformés, incarneraient le désir longtemps réprimé de ces films hantés. Peut-être alors pourrons-nous voir à nouveau ces ectoplasmes lumineux projetés naguère avec tant de succès !

Chaque matin, à l’ouverture du Centre Pompidou, je réunirai mes acteurs autour de la table du salon de spiritisme et je les ferai entrer en transe. Nous contacterons l’esprit du film perdu retenu ce jour-là et nous verrons les acteurs, un par un, devenir lentement possédés par son histoire. Répondant par leurs jeux aux injonctions de cette histoire oubliée, les comédiens chercheront à tâtons à en dénouer les fils, jusqu’à s’abandonner à elle. Au final, tous seront comme des acteurs employés sur un film d’un autre âge, dans un autre pays. Ils se déplaceront avec de plus en plus de conviction, réplique après réplique, scène après scène, jusqu’à ce que le film perdu soit laissé satisfait, accompli et épuisé. Mon travail sera de filmer ce que le film perdu ordonne aux acteurs de faire, j’obtiendrai ainsi, à chaque fin de journée, ma propre version de cette œuvre oubliée. À ce moment-là, je réveillerai mes acteurs, je les paierai et je les renverrai chez eux. Il me semble que chaque souvenir est un fantôme. J’aime mes fantômes ! Ils me sont nécessaires pour rester humain, pour être heureux.

L’hantologie  dans notre société  – l’Hantologie  de Fukushima

On est nombreux à se rappeler cette triple catastrophe de 2011, le tremblement de terre, le tsunami et l’accident grave de la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. En un seul jour, 15 894 personnes sont mortes suite à ce tsunami. A ces morts, il faudra ajouter le nombre important de personnes disparues, 2600 ! Des êtres dont on ne retrouvera jamais les corps, laissant leurs proches dans un entredeux douloureux entre vie et mort. Très vite après la catastrophe, on voit apparaître un phénomène intriguant. Nombre des rescapés voient leurs chers disparus réapparaître sous la forme de revenants. L’hantologie, telle qu’elle est pensée par Derrida, consiste plutôt à laisser le mort exister dans son altérité radicale, sans chercher à l’intérioriser dans un beau souvenir. Il s’agit plutôt d’apprendre à vivre avec l’échec du deuil, avec ce que la mort d’un être irremplaçable inaugure comme champ d’expérience inédit, par exemple la possibilité qu’il revienne sans cesse, et hante le présent où nous vivons.

Dans son livre paru peu après les évènements, Toucher l’âme : le grand tremblement de terre et les morts vivants, l’écrivain Eisuke Wakamatsu pousse plus loin le raisonnement au-delà d’une simple superstition.

Est-ce que vivre avec le mort consiste à passer chaque jour sans oublier son souvenir, ou plutôt à vivre le présent avec ce mort ? Ne s’agit-il pas plutôt d’accumuler de nouvelles histoires avec le mort ? Il n’est pas possible de voir les morts à l’œil nu, mais, précisément, cette « invisibilité » nous fait ressentir leur existence encore plus vivement. L’expérience des morts n’est pas celle d’un « voir », mais d’un « être vu », car les morts ne sont pas l’objet qui « est appelé », mais bien plutôt le sujet vivant qui fait un appel.

Toute société cohabite avec la mémoire de ses morts, n’est-ce pas là une belle définition de ce que pourrait être l’hantologie dans notre regard de tous les jours ?

Pour aller plus loin :

Jacques Derrida – Spectres de Marx
Simon Reynolds – Retromania
Mark Fisher – Spectres de ma vie
Harun Farocki – Une hantologie du cinéma

Hantologie #1 : Une introduction à l’hantologie