Andy Shauf – Norm : un album fait d’excellence et de modestie

Chaque décennie a son génie musical. Pour les années 2020, on peut compter sur le Canadien Andy Shauf qui, de disque en disque, ne cesse de nous émerveiller. Norm qui fait suite à une belle collection d’albums gracieux, ne déroge pas à cette règle et fait de ce garçon l’un des plus grands songwriters en exercice.

© Angela Lewis

Cela fait bien des années qu’aucune nouvelle école musicale n’a émergée, qu’aucune révolution artistique n’est venue rebattre les cartes d’un jeu prévisible. On pourrait dater au Carbone 14 les derniers soubresauts d’une révolte dans le mouvement Grunge de la seconde moitié des années 90 ou dans les effluves opiacés du Trip-Hop. Pourtant, cela n’a pas empêché l’apparition de figures importantes et marquantes. On pourrait bien sûr évoquer Thom Yorke et Radiohead, Sufjan Stevens, Elliott Smith, Mark Linkous et tant d’autres qui ont creusé des sillons déjà empruntés par leurs aînés. Il manque peut-être juste à notre scène musicale contemporaine une volonté commune de rébellion, une envie de bousculer un peu les choses comme le Punk avait su le faire en son temps.

Andy Shauf, lui, emprunte un autre voie, il explore le patrimoine. Il n’utilise pas les références comme des figures divines devant lesquelles il se prosterne. Non, Andy Shauf s’appuie sur ses références comme on utilise un ingrédient, comme on pimente un plat, comme on épice une saveur. Et justement, la musique du canadien est absolument savoureuse. Bien sûr, il pioche un peu du côté du répertoire du regretté Burt Bacharach (que c’est dur de réaliser !) mais il y intègre une modernité qui date immédiatement et paradoxalement ses compositions. Chez Andy Shauf, tout part toujours d’un concept, rendant parfois l’écoute de ses albums un peu complexe. Le musicien se plait en effet à disséminer une narration un peu décousue, difficile à appréhender, glissant d’un espace-temps à un autre, mais celui qui saura trouver les indices que distille Shauf dans ses chansons à tiroirs y entendra un environnement singulier, une musique à la fois avenante et Pop et des paroles imagées, un peu codées. Andy Shauf raconte des histoires singulières, parfois abstraites.

Pour Norm, il dit lui-même s’être inspiré des films de David Lynch. Ne vous attendez pas à retrouver ici des réminiscences, des souvenirs, des mélodies éthérées de feu Angelo Badalamenti. C’est plus justement dans la narration, dans le climax que dessine Andy Shauf que l’on retrouve les mêmes images perturbées que celles de l’auteur de Blue Velvet. Le Norm du titre de l’album ramène à ce personnage récurrent que l’on retrouve tout au long des douze chansons du huitième disque du Canadien, un monsieur tout le monde qui se révèle assez inquiétant au fur et à mesure qu’avance le propos. On pourrait rapprocher Andy Shauf dans l’intensité de son écriture tant musicale que littéraire de celle de Sufjan Stevens, de celle d’Adrian Crowley ou de Raymond Carver pour ce sens de l’économie, ce sens de la formule.

Norm n’est peut-être pas l’album le plus évident à aborder d’Andy Shauf, il assume même totalement sa complexité, son sens de la déraison. Il peut être parfois dérangeant, d’autre fois vaporeux. Il est en tous les cas toujours d’une grande inventivité, on pourrait prendre ce huitième album du Canadien comme une réponse possible aux travaux de Weyes Blood. Comme l’américaine, Andy Shauf joue sur la désuétude, sur ces sonorités ouvertement Seventies, mais comme la créatrice de Titanic Rising, la personnalité musicale de Shauf est suffisamment forte pour phagocyter toutes les références que l’on pourrait accoler au disque.

L’écriture d’Andy Shauf est d’une grande exigence couplée à une belle intelligence. Il fait appel à toute la subtilité de son auditeur, celui qui se hasarderait à ne jeter qu’une oreille inattentive à Norm n’y entendrait qu’une suite de ballades vaguement mid-tempo. Mais celles et ceux d’entre vous qui méritent de découvrir ce disque, qui donneront de leur temps pour apprivoiser ces douze chansons malades, entreront alors dans une autre perception de ces ouvrages savamment construits, de ces compositions ouvragées jusque dans leurs plus imperceptibles détails. Quand, en plus, tout cela est habité par une beauté absolue, par la voix superbe et complice d’ Andy Shauf, par ses arrangements soyeux, on confine à la merveille. Et des merveilles, Norm en cumule, du titre qui donne son nom à l’album en passant par Telephone, Daylight Dreaming ou encore Long Throw, Andy Shauf nous a habitué à une excellence faite de modestie. Avec ce huitième chapitre, il dépasse encore une fois toutes les espérances tout en dessinant de nouvelles voies à venir.

Ce qui est fort avec le canadien, c’est que l’on ne parvient à distinguer au sein de cette excellence habituelle un disque supérieur aux autres tant les uns et les autres semblent se répondre, s’unir et se compléter pour constituer l’image en patchwork d’un génie en pleine création, d’une œuvre en pleine gestation. Et si ce chef-d’œuvre que l’on sent dans chacun de ses disques n’était que l’addition de ces huit récits distincts ? Norm vient s’inscrire dans cette galerie de personnages qui habitent les chansons et l’œuvre-monde d’Andy Shauf.

Une œuvre-monde déroutante et singulière.

Greg Bod

Andy Shauf – Norm
Label : Anti-
Sortie : le 10 février 2023