« Leçons », de Ian McEwan: Beautiful boomer !

Ian McEwan, l’écrivain anglais qu’on ne présente plus, nous narre avec une profondeur coutumière la vie non dénuée d’intérêt d’un anti-héros de sa prime jeunesse à la vieillesse. Le personnage – qui nous ressemble forcément un peu – traverse les époques, de l’après-guerre au changement climatique en passant par la chute du mur de Berlin. Leçons, copieux roman, nous offre un miroir de nos vies, nos époques, nos rencontres, ce que nous avons loupé, réussi : recommandé.

© Francesca Mantovani

« Je dois vraiment te donner un cours sur la façon de lire un roman ? J’emprunte. J’invente. Je pille ma propre vie. Je glane partout, je change ce que je trouve, je transforme selon mes besoins…//…Tout ce qui m’est et ne m’est pas arrivé, tout ce que je sais, tout ce que j’ai rencontrés : tout ça m’appartient et j’ai le droit de le malaxer avec tout ce que je peux inventer. » : ainsi s’exprime, au crépuscule de sa vie, Alissa, première femme de Roland Baines, le « héros » de Leçons dernier roman de Ian McEwan. Celle-ci, romancière, désormais consacrée puisque nobélisable, l’avait planté, 50 ans avant, avec un fils de 7 mois dans une masure londonienne afin de pouvoir pleinement se consacrer à sa muse. Est-ce un indice quant à la nature de Leçons ? Devons-nous comprendre que le célèbre écrivain britannique, plus de 70 ans au compteur, nous livre les clefs de ce que fut sa vie personnelle, familiale, ses engagements politiques, ses émois, ses regrets, ses pensées et son existence d’intellectuel au Royaume-Uni. La presse anglo-saxonne a d’ailleurs relevé que l’auteur emprunte beaucoup à sa propre existence, notamment son enfance à Tripoli et la découverte tardive d’un frère ainé. Reste que dans le livre son double serait plutôt Alissa, l’écrivaine désagréable, et même s’il doit partager quelques traits avec Roland Baines son anti-héros placide que nous décrirons comme un intellectuel au statut précaire.

McEWAN Ian COUV LeçonsL’autre indice qui pourrait caractériser les ambitions de ce livre sont celles du héros qui avoue : « Le confinement touchait à sa fin et ses autres projets inaccomplis l’étaient toujours. Les choses habituelles : lire tout Proust, apprendre une autre langue étrangère et à jouer d’un instrument…///…Il avait également décidé de lire en entier l’Homme sans qualités de Musil. ». Au-delà du fait que beaucoup s’y reconnaitront (moi…j’avoue), on n’hésitera pas à avancer (avec nos gros sabots mais sans malice) que Leçons est l’histoire d’un homme sans qualités qui se retourne sur son passé et qui recherche donc le temps perdu…A la fin de sa vie Roland Baines classe méthodiquement toutes les photos prises au cours de son existence en les annotant, quelques années auparavant il avait entrepris un journal où il notait tous les évènements mêmes les plus dérisoires de sa vie quotidienne.

Est-ce un livre destiné aux boomers : sans aucun doute…Il est d’ailleurs notoire de constater que l’écrivain sexagénaire s’ingénue dans l’intrigue de Leçons, à nous décrire un Roland Baines, son anti-héros, comme un adolescent de 14 ans sous l’emprise sexuelle de sa professeure de piano puis plus tard largué violemment par sa femme avec un nourrisson sur les bras…comme si McEwan écrivait en creux : il n’y a pas que les hommes qui peuvent se comporter mal et avoir des conduites toxiques. Bref un coup de pied de l’âne de boomer : un sujet à vous pourrir un dîner familial avec vos enfants chéris.

Les premières pages du roman s’ouvrent sur Roland Baines rêvant, se remémorant une leçon de piano, alors qu’il avait 11 ans. La pédagogie de l’enseignante ne semble pas des plus orthodoxes. Nous sommes en 1986, celui-ci vit désormais dans une masure de Chatham où il a planté dans son jardinet un « robinier. Le vendeur de la jardinerie avait assuré qu’il se plairait dans les gaz d’échappement. »  Ambiance. Plus embêtant est l’insistance d’un inspecteur de police qui s’inquiète de la disparation subite de sa femme, Alissa, et ne comprend pas comment une mère puisse ainsi abandonner son jeune fils Lawrence d’à peine 7 mois ? Plus ennuyeux est le fait que l’inspecteur mette la main sur un poème où Roland Baines, poète édité parcimonieusement, ait versifié : « Glamis a assassiné le sommeil » …

Nous apprendrons, plus avant, que Roland Baines a passé sa prime jeunesse en Lybie où son père était militaire, sa mère s’étant remarié après avoir eu deux autres enfants d’un militaire tué pendant la guerre de 40. Ses parents vivant à l’étranger, il est placé, dès ses 11 ans, dans un internat anglais (fidèle au chromo que nous pouvons nous en faire), il y prend des Leçons de piano…Nous voilà baigné dans un univers de jeunes pubères.

Alors que la crise des missiles à Cuba (1962) est à son apogée et que tout le monde craint une apocalypse nucléaire, nos jeunes garçons s’inquiètent plutôt du risque de mourir puceau…ce qui jettera Roland Baines dans les bras de sa professeure de piano…

On pourra noter que le jugement que l’on porte par rapport à ces pratiques évoluera au cours du temps…c’est assez troublant. Rappelons-nous que la liberté sexuelle des 70’s était tolérée par les intellectuels et que cela ne choquait pas grand monde (hormis les bourgeois). On s’est beaucoup ému, en 1969, du sort de Gabrielle Russier. Le Blé en herbe de Colette a été publié en 1923. Les temps ont changé, même chez les intellectuels de gauche, et  McEwan prend parti en faisant dire à Alissa « Cette professeure de piano…/elle t’a reprogrammé le cerveau. ».  Roland tentera d’ailleurs une fois adulte de régler ses comptes avec cette particulière. Est-ce que « la vie bien ratée de Roland Baines » est due à cette Miriam Cornell, à Alissa, aux hasards de la vie ou plus simplement à lui : à vous de choisir.

Ian McEwan, avec le talent littéraire qu’on lui connait, procède par saut temporel en synchronisant l’existence de ses personnages aux évènements historiques qui ont rythmé nos vies voire celles de nos parents et grands-parents.  Nous découvrons ainsi que le père d’Alissa fit partie de La Rose Blanche (étudiants antinazis assassinés par le régime hitlérien), nous suivons Roland Baines, à la recherche d’Alissa, dans Berlin alors que le mur tombe, nous suivons les soubresauts de la vie politique anglaise, des excès du libéralisme dont un des ex meilleurs amis de Roland est un fervent acteur, jusqu’au Brexit. Rien n’échappe à McEwan.

Il y a une vraie démesure dans l’ambition littéraire de Leçons comme si l’auteur avait tenté de couvrir toutes les péripéties qu’un individu puisse rencontrer dans une vie sentimentale, familiale, professionnelle, amicale. Rien ne nous est épargné des relations difficiles avec les enfants adultes jusqu’aux affres de la vieillesse et de la maladie. Plus savoureux encore est la scène où deux sexagénaires se battent comme des chiffonniers pour savoir qui jettera les cendres de la femme avec qui ils ont partagé leur vie…

Même si le lecteur se surprend parfois à s’agacer de la longueur du livre, comme un dineur face à un repas excellent mais trop copieux, force de reconnaitre qu’une fois ce beau roman terminé, Leçons continue à vous parcourir et vous faire réfléchir sur les propres évènements qui ont rythmé votre vie, n’est-ce pas cela aussi un grand livre ?

Éric ATTIC

Leçons
Roman de Ian McEwan
Traduit de l’anglais par France Camus-Pichon
Éditeur : Gallimard / Collection Du monde entier
656 pages – 26€
Date de parution : 5 octobre 2023