« Les naufragés du Wager » de David Grann : décoiffant !

Adapté au cinéma pour ses récits historiques, La cité perdue de Z ou récemment Killers of the flower moon, David Grann nous livre ici le récit des survivants du naufrage d’un  bateau anglais au cap Horn au XVIIIe siècle : cela se lit comme un roman mais cela n’en est pas un… Inimaginable !

Grann David
© Rebecca Mansell

Après avoir adapté son Killers of the flower moon (La note américaine, Pocket), Martin Scorcese a d’ores et déjà acheté à David Grann les droits de son dernier récit Les naufragés du Wager, un des personnages principaux sera incarné par Leonardo di Caprio, il est vrai que ce dernier a une certaine crédibilité coté naufrage.

Considéré comme une des figures majeures de la « narrative non-fiction » dont les éditions du sous-sol se sont fait le chantre en France, David Grann a passé plus de sept années pour bâtir le récit de cette tragédie maritime survenue en 1741 vers le cap Horn. Une quinzaine de pages, à la fin du livre, donne la bibliographie sur laquelle il s’est appuyé, gageant du sérieux de l’affaire. L’iconographie du livre donne à découvrir le portrait des principaux protagonistes, les cartes marines, les photos des « accueillants » paysages patagons ainsi que les gravures d’époque décrivant la tragédie mais aussi une planche médicale détaillant la méthode d’amputation (il valait mieux éviter de se blesser…). Alors non, cela ne se lit pas comme un pesant récit historique (avec les notes de page qui vont avec) mais plutôt comme un récit journalistique « nerveux » (mais bien écrit) qui vous tient en haleine au fil des évènements. L’histoire de ce naufrage s’étire sur plusieurs années et c’est ce qui en fait son sel (désolé).

Les Naufragés du Wager

Les naufragés du Wager débute sur la présentation des principaux protagonistes : David Cheap, un second sans envergure rêvant d’être capitaine, John Byron (le grand-père du futur Byron) alors 16 ans qui s’embarque comme enseigne sur un navire et un canonnier John Bulkeley. Nous embarquons avec deux mille hommes, le 28 août 1740, dans une escadre, de cinq bateaux, commandée par le commandant George Anson. L’objectif de cette mission est de traverser l’Atlantique, doubler le cap Horn en « s’emparant, coulant, incendiant ou détruisant des navires ennemis et affaiblissant les possessions espagnoles du littoral pacifique sud-américain jusqu’aux Philippines. ». Une autre visée et pas des moindres est pour le gouvernement britannique « de faire main basse sur un galion espagnol chargé de minerai et de centaines de milliers de pièces de monnaie. « L’Espagne envoyait deux fois par an un de ces galions (ce n’était pas toujours le même bâtiment) depuis le Mexique vers les Philippines pour y acheter des soieries, des épices, ainsi que d’autres denrées d’origine asiatique qui seraient vendues en Europe et aux Amériques. Ces échanges étaient essentiels à l’empire mondial du royaume d’Espagne. ». On en profite pour apprendre comment l’Empire Britannique pratiquait pour le recrutement des personnes embarquées dans ces expéditions : des racoleurs enlevaient littéralement les marins pour les mettre de force sur les navires en partance, entrainant de nombreuses désertions à la moindre occasion. Parmi ces enrôlés de force, on comptait souvent des estropiés « recrutés » dans des hospices mais aussi des enfants de six ans employés comme mousses.

Vogue alors la galère…nous partageons le quotidien « vraiment pas confortable » des embarqués, David Grann, pour documenter son récit, s’appuie entre autres sur le témoignage des journaux de bord (conservés) de Byron et Bulkeley. Dès mars 1741, alors que l’escadre tire sa route vers le Horn qu’ils ont du mal à localiser car à l’époque on sait calculer une latitude mais pas une longitude…une épidémie survient : « la peste des mers » (le scorbut qu’on ne connaissait pas à l’époque). « Ce fléau s’attaqua aux visages des marins, plusieurs alors ressemblèrent aux pires monstres de leurs cauchemars. Leurs yeux injectés de sang étaient exorbités. Leurs dents tombaient, ainsi que leurs cheveux. ». L’épidémie décime l’escadre alors que celle-ci tente sans succès de doubler le cap mythique, dans une mer déchainée, avec des marins et des officiers amoindris et mourants. Alors que la flotte est encore groupée, certains navires disparaissent et sont suspectés de rebrousser chemin : « Le Wager était désormais livré à son destin, seul en mer. ».

Ce n’est pas divulgâcher de vous dire que le Wager finit par faire naufrage non sans avoir réussi à franchir le Horn. Le récit des différentes tempêtes qu’il affronte est dantesque et toujours appuyé par des témoignages d’époque. Je ne saurai trop vous conseiller de lire Les naufragés du Wager un soir de grand vent mais bien calé au fond d’un fauteuil avec un verre de rhum. Nous avons affaire ici à de la « narrative-fiction » mais les amateurs de Melville ou Conrad y trouveront largement leur compte, les atermoiements de certains officiers ne sont pas sans rappeler Lord Jim et la fureur des éléments de Typhon. A ce titre Daniel Defoe, en 1719, pour son Robin Crusoé s’était appuyé sur le récit, bien réel, d’un naufragé Alexandre Selkirk de la marine anglaise. Pour terminer sur les parallèles littéraires, nous pensons aussi à Sa Majesté des Mouches de Wiliam Golding notamment pour les luttes intestines qui minent le groupe censé être sous la responsabilité de David Cheap devenu Capitaine par suite de la disparition des officiers emportés par le scorbut. Vous ne vous faites plus guère d’illusions sur la nature humaine après avoir lu cet épisode. Des clans se créent et des actes répréhensibles arrivent (je passe l’anthropophagie), je vous laisse les découvrir.

©Éditions du sous-sol

La deuxième partie du récit nous compte la vie des naufragés sur une ile au large de la Patagonie qui est loin d’être une ile déserte tropicale…La pêche n’y est pas abondante voire impossible, c’est glacial, il pleut toute la journée et le brouillard est constant (je vous conseille d’aller voir sur Google Earth et localisez l’ile de Wager au large de la Patagonie). Il est très intéressant d’apprendre qu’une peuplade autochtone, les Kawésqars, vivait alors dans cet environnement inhospitalier. Ces nomades vivaient sur des petits bateaux (avec un âtre à bord), vêtus de simples peaux de bêtes. Alors que ceux-ci viennent à la rencontre des naufragés pour les aider, ces derniers ne trouvent rien de mieux à faire que de tenter des violer les femmes…Les Kawésqars prirent évidemment les jambes à leur coup et laissèrent les naufragés à leur triste sort. On a ici une bonne idée de la vision coloniale de l’époque.

Ce qui est notoire et totalement inimaginable pour un lecteur du XXIe siècle, c’est la capacité de survie de ces individus…et la volonté qu’ils ont montrée pour parvenir à rentrer (pas pour la majorité d’entre eux) en Angleterre et par trois voies différentes…je gage que lorsque les gens verront le film de Scorsese, ils penseront que le scénariste a vraiment trop exagéré.

Parvenus à rentrer en Angleterre pour la plupart deux ans après le naufrage et pour les derniers cinq après, une autre réalité attendait nos naufragés : les comptes allaient devoir se régler. Il fallait notamment que la justice de la marine anglaise tranche concernant les actes de mutinerie, de justice expéditive d’abandon de poste et j’en passe…Là aussi c’est assez abyssal de penser que l’Empire anglais puisse se permettre de juger des individus soumis à de telles épreuves que ce même pouvoir leur avait imposé…

Au risque de me répéter ce que vous lisez sur ce qu’ont pu survivre Les naufragés du Wager est inimaginable à notre époque, seule constante la nature humaine pas toujours reluisante mais aussi l’absurdité de nos gouvernants : l’escadre a perdu plus de mille trois cents hommes sur deux mille partis à la recherche d’un trésor finalement capturé par un navire de l’escadre qui avait échappé au naufrage. Valeur du butin : quatre cent mille livres pour un coût de mission de quarante-trois millions de livres…Les journaux s’en étaient à l’époque offusqués.

Voici donc le deuxième livre de la rentrée 2023 après Pour vivre, le monde de Yan Lespoux qui ravira les amateurs de récits maritimes de haute volée. Très recommandé.

Éric ATTIC

Les naufragés du Wager
Récit de David Grann
Traduction Johan-Frédérik Hel Guedj
Éditions du sous-sol
408 pages – 23,50 €
Date de parution : 25 août 2023