[Interview] Special Friend : « quand on compose, on ne cherche pas à gommer les imperfections »

Special Friend est un duo franco-américain, très français et très américain à la fois, qui joue une pop fragile et subtile, des chansons qui donnent l’impression qu’elles peuvent se casser à tout instant, mais sont aussi suffisamment solides pour s’implanter très vite dans notre cerveau. Une musique un peu à part (spéciale…). Une musique qui mérite d’être plus reconnue.

Special Friend portrait 2023

Erica et Guillaume nous parlent d’eux, de leurs influences, de leur façon de travailler et de composer.

Benzine : Pourriez-vous vous présenter rapidement ? Et nous dire comment vous avez décidé de travailler ensemble ?

Erica : Je suis Erica, je viens du Minnesota, mais ça fait 10 ans que j’habite en France et à Paris depuis 2015 (avant j’ai vécu à Rennes, Marseille, Aix-en-Provence, Bruxelles, NYC, Madison…). Au moment je suis arrivée à Paris, j’ai rencontré beaucoup de musicien.nes grâce au label Buddy Records, qui organisait des concerts et sortait des petits groupes indies sur leur label. C’est dans cette scène que j’ai rencontré Guillaume, qui joue dans un autre groupe qui s’appelle Young Like Old Men. J’avais déjà testé être chanteuse “lead” dans un groupe, mais je manquais la confiance de chanter sans rien faire de mes mains, je voulais apprendre un instrument, et la batterie me semblait être un instrument plus facile à apprendre intuitivement, car je n’ai pas eu de facilité avec la guitare, les accordes, etc. J’ai demandé à Guillaume si je pouvais m’entrainer dans leur studio et il a proposé de m’accompagner à la guitare. On ne pensait pas former un groupe à ce moment là, mais j’ai beaucoup aimer sa façon de jouer et il se sentait libre de jouer/composer sur les rythmes que je faisais, on chantait tous les deux, moi j’ai écrit les textes et me suis occupé des clips/artwork, et au bout de 4 mois on avait 6 chansons et on a joué notre tout premier concert en 2018. Depuis, on a sorti notre premier EP S/T en 2019 (Howlin’ Banana Records, Buddy Records, Hidden Bay Records), notre premier album en 2021 Ennemi Commun (Howlin’ Banana Records, Hidden Bay Records), et notre deuxième album en juin 2023 – Wait until the flames come rushing in (Howlin Banana Records, Hidden Bay Records, et UK label: Skep Wax).

Benzine : Vous êtes un duo franco-américain, cela veut-il dire que vous êtes plus attiré par les USA, par la France ? Ni l’un ni l’autre ?

Erica : Purement parlant de nos origines, ça veut dire que je suis américaine et Guillaume est français, mais on habite en France à Paris. Dans nos goûts musicaux on est plutôt influencés par les groupes américains, anglais, australiens ; mais on fleuri dans une scène rock indie française où on a la chance de pouvoir pas mal jouer et sortir des disques grâce aux labels français. Mais même si je suis plus à l’aise d’écrire en anglais, le fait de vivre en France m’a poussé à écrire quelques textes en français qui apparaissent sur le dernier album : Bête, Inertie, Ami Spécial ; et le titre de la chanson du premier disque : Ennemi Commun.

Guillaume : C’est vrai que j’ai écouté beaucoup de musique, vu des films lu des livres venant des états-unis, j’ai pu avoir romantisé un peu ce pays en étant plus jeune mais beaucoup moins maintenant. Il symbolise aussi beaucoup de choses négatives que je rejette. J’ai grandi en écoutant beaucoup de musique américaine et anglo-saxonne en général, c’est un peu moins le cas maintenant j’essaye de m’ouvrir au monde entier. Mais je dirais qu’en proportion, les trucs qui sont rentrés dans mon inconscient et mon ADN tellement je les ai écoutés (surtout en étant ado et jeune adulte) viennent surement plus de l’autre côté de l’atlantique.

https://www.youtube.com/watch ?v=ye9gzYz9bQw

Benzine : Comment travaillez-vous pour faire un disque  ? Comment vous organisez-vous ? Les paroles ou la musique en premier ? Est-ce que vous composez ensemble ?

Erica : On répète ensemble, quasi toujours moi à la batterie, Guillaume à la guitare, on teste des choses, on enregistre des brouillons d’idées, on les travaille si on les trouve bien, on essaye de créer une structure, on chante des mélodies dessus toujours en “yaourt” avec des bouts de phrases, j’écoute après et et j’écris des paroles, on apprend les textes et chante les mélodies avec, puis si tout va bien on a une chanson (sourire) puis au moment on a assez de chansons, on va en studio pour les enregistrer et on se permet de rajouter des synthés, ou autre sons dessus, même du violon sur le dernier disque sur Selkie et Inertie.

Guillaume : J’ai une petite collection d’idées de riffs de guitare, parfois accompagnés de ligne de voix que je me constitue chez moi. Parfois je ressort ça quand on répète à deux, parfois on part vraiment de rien. Parfois ces idées re-surgissent lorsqu’on jam et trouvent leur place dans une chanson.

“Ennemi Commun” : Special Friend et ses fantômes nostalgiques et amicaux

Benzine : Une fois que vous avez terminé un album, pensez-vous immédiatement au suivant ou à la scène ?

Erica : Immédiatement à la scène, de jouer, de “défendre” l’album ; puis quand on joue moins, on se concentre sur la composition.

Guillaume : Quand on a des nouvelles chansons on est souvent impatient de les jouer sur scène et on attend pas forcément qu’elles soient enregistrées pour le faire.

Benzine : Quel genre de scènes aimez-vous faire ?

Erica : J’aime jouer dans les endroits avec des équipes/orgas gentilles/attentionnées devant un publique qui comprend ou au moins apprécie ce qu’on fait ; que ça soit un SMAC ou squat, peu importe, même si ça fait du bien d’avoir du bon matos et de s’entendre sur scène (sourire)

Guillaume : Oui, c’est souvent le contact avec les gens qui fait toute la différence et qui va nous faire apprécier un concert plus qu’un autre.

Benzine : Quelles sont vos sources d’inspiration en musique ? Vos groupes préférés, vos morceaux fétiches ?

Erica : On cite toujours Yo La Tengo, Duster, Galaxie 500, Broadcast, Sonic Youth ; même si on écoute souvent beaucoup d’autres choses.

Benzine : Avez-vous des désaccords entre vous sur ce que vous aimez écouter ? 

Erica : Pas trop ! On est assez open et curieux.

Benzine : Est-ce que vous trouvez l’inspiration aussi dans le travail d’autres musiciens, la littérature ? L’art en général ?

Erica : Quand il s’agit des textes, je suis souvent inspirée par des livres que je lis pendant ces moments-là, les actus, les choses que j’observe autour de moi ou que je vis, toujours en essayant de les rendre abstraites car je n’aime pas quand c’est trop littéral. Dans l’art, surement, même si je pense que j’ai mon style (naïf, les animaux, minimalisme, les couleurs pastels). Dans la musique, j’ai mes goûts et je joue ce que j’aime et ce qui sort naturellement de moi, sans penser à essayer de jouer comme quelqu’un en particulier, mais les deux existent en parallèle, c’est comme dans l’art, le plus qu’on absorbe le plus que ça devient une partie de notre mémoire visuelle et auditive, et ça influence forcément d’une certaine manière.

Guillaume : Je ne réfléchis pas trop à ça parce que j’ai une approche plutôt instinctive de la composition et la création mais je suis sûr que les choses qui me touchent/me marquent et mon vécu se retrouvent quelque part dans Special Friend.

https://www.youtube.com/watch ?v=PZshDXm5V7o

Benzine : Quelle est votre forme d’art préféré (à part la musique, évidemment) ?

Erica : Le dessin/La peinture

Guillaume : Peut-être le cinéma ou la photo sans être un grand connaisseur.

Benzine : Votre premier album EP s’intitulait Ennemi Commun ? Faire front contre qui ? Ennemi commun à qui ? 

Erica : C’était une blague. Un ami à nous a dit un jour : je vais créer un duo pour faire la concurrence avec vous, qui s’appellerait Ennemi Commun, l’inverse de Special Friend en français. L’alter égo de Special Friend, ce nom de groupe vient aussi d’une blague (qu’on regrette maintenant), en lien avec la video You are my special friend… Quand on cherchait un nom de groupe pour jouer notre premier concert, je pensais que ce sera drôle si les gens cherchent à écouter notre musique en ligne, il tape Special Friend et il tombe sur cette vidéo/chanson, comme un “troll”, car on n’avait pas encore de musique enregistré. C’est un peu nul mais c’est trop tard de changer maintenant !

Benzine : Sur Ennemi Commun, le morceau, on entend “Wired tight/tied to the ground, it don’t make sense now/Shooting fire/soon there’ll be nothing that’s left here/Wasted pride/either way it’ll soon be over/Making strides/it’s too late to fix what’s broken”. Ces paroles ont un sens politique. Je me trompe ?

Erica : J’ai écris des textes qui ont un sens politique sur le dernier album (Wait until the flames come rushing in) mais Ennemi Commun parlait plutôt d’un type de personne qui est trop fière, “entitled to their own opinion”, qui préfère rester en colère et avec la violence plutôt que le compromis, même quand ils savent qu’ils ont tort. Dans un sens ça pourrait être politique mais surtout un défaut de l’humain. Un Ennemi Commun pourrait être n’importe qui dans ta vie, même ton ami.e.

Benzine : En même temps, c’est une manière très poétique, très détachée de dire les choses… D’où viennent vos textes ? Qu’essayez-vous de faire passer ?

  • Erica : Les textes viennent du fond de mon cerveau de sing

Benzine : Comment sentez-vous votre musique par rapport à l’actualité ? A la politique ?

Erica : Les textes viennent de nos pensées, et les pensées sont influencées forcément par les actus et le monde dans lequel on vit, mais aussi nos interprétations et nos sentiments personnels. Destructionist, Flaring Jean, HCM, Bête parlent clairement de l’éco-anxiété, consumérisme, la destruction de la planète… J’ai écrit Wait until the flames come rushing in au début de la guerre en Ukraine, les politiques et les discours qu’on a du mal à y croire, et aussi un sens d’impuissance où on ne sait pas quoi faire pour aider, de ressentir être dans l’attente de la fin du monde dans cette “disinformation age”

Guillaume : Parfois tu écris des textes en fonction de bout de phrases qui sortent spontanément quand on compose et qui n’ont pas forcément de sens au départ.

Benzine : Wait Until the Flames Come Rushing In est votre donc votre second LP. Je trouve que c’est un album un peu différent des deux précédents, une musique un peu plus fragile, avec moins de guitares présentes (même si Fault Lines est un peu plus « bruitiste »), plus mélancolique. Est-ce qu’il y a quelque chose qui a changé entre celui-ci et Ennemi Commun ? Ou trouvez-vous que c’est dans la continuité ?

Erica : Je trouve cet album plus mature, aussi fragile, et une suite naturelle de notre EP et l’album précédent. Je dirai qu’il y a plus de guitares littéralement dans le fait que Guillaume joue avec des boucles, c’est comme s’il y a 3-4 guitaristes sur Maze par exemple.

Guillaume : On a quand même laissé plus de places aux harmonies vocales sur ce disque et puis aussi aux claviers et au violon donc j’imagine que ça fait parfois reculer la guitare. Je suis content qu’il y ait plus de variété dans notre son et on va probablement continuer à explorer cette voie dans le futur.

Benzine : La plupart du temps votre musique semble être en rupture, une voix un peu cassée et des mélodies qui sont sur le point de dérailler, des arpèges qui ont l’air hésitant. Une sorte de fragilité (je préfère ça à lo-fi).

Erica : Je suis d’accord (sourire).

Guillaume : On ne fait pas non plus exprès non plus mais on ne cherche pas à gommer les imperfections et on aime garder de la spontanéité.

Benzine : En ce moment qu’écoutez-vous comme musique ?

Erica : Toujours difficile à y répondre car ça change de semaine à semaine. Les coups de coeurs cette année : High Vis; les derniers albums de Beach Fossils, Slowdive, En Attendant Ana; They Are Gutting a Body of Water, Wednesday, Nabihah Iqbal, Launder, Ditz, beaucoup de shoegaze…

Guillaume : Je revois mes classiques, en ce moment c’est Sun kil Moon, João Gilberto. Sinon j’ai beaucoup écouté toute l’année dernière Leoni Leoni et ce disque Malavalle de Musique Chienne et World Brain (je n’ai pas lu la BD par contre).

Benzine : Quels sont les projets ? Avez-vous de projets chacun de votre côté ? Avez-vous envie de développer ce genre de projets ?

Erica : Avec Special Friend on va tourner en avril 2024 et surement à d’autres moments dans l’année, trouver des moments pour composer la suite. Sinon je joue dans 3 autres groupes : EggS, Dog Park (avec qui on va sortir un premier album en début d’année 2024), et à la basse dans un nouveau projet shoegaze qui s’appelle School (un side project de Francis du groupe Rendez-Vous).

Guillaume : Des petits embryons de projets à droite à gauche et l’envie de se retrouver avec mes amis de toujours de Young Like Old Men !

Propos recueillis par Alain Marciano