Embarquez avec le narrateur dans ce beau récit de voyage drolatique au Proche-Orient sur les traces du maître espion Philby mais aussi à la recherche d’une grand-mère levantine inconnue. Emmanuel Villin nous redonne le gout du voyage dans des contrées pas spécialement idylliques mais habitées.
J’aurais rêvé voyager, dans le Proche-Orient du début du millénaire, avec le narrateur de Kim Philby et moi. Celui-ci a d’excellents gouts musicaux, un gars capable de vous dénicher des vinyles originaux de Rock Bottom de Robert Wyatt ou le plus culte No Other de Gene Clark dans une boutique libanaise de cartes postales, respect ! Coté littérature il est également irréprochable : Huysmans, Valery Larbaud, Kessel j’en passe avec ce qu’il faut de mauvais gout borderline Pierre Benoit ou plus honteux encore les oubliés et très antisémites frères Tharaud qui eurent le Goncourt en 1906 et dont le narrateur lit Alerte en Syrie ! (Paru en 1937). « Cherry on the cake », il est obsédé par l’espionnage et se met sur les traces de Kim Philby qui fit défection en 1963, alors qu’il était à Beyrouth, correspondant grassement payé de deux journaux britanniques, avant de fuir précipitamment à Moscou. On peut relire cent fois l’histoire du plus grand traitre de l’histoire du renseignement et c’est toujours aussi ahurissant (notamment l’aveuglement des autorités anglaises). Emmanuel Villin nous rappelle que Philby a servi de modèle au personnage central de La Taupe de John Le Carré. Ce dernier avait une certaine acrimonie à son égard car sa carrière d’espion avait été ruiné par la défection du premier et même s’il a eu la renommée que nous connaissons en racontant des histoires d’espions… Philby a toujours préféré les livres de Graham Greene qui a d’ailleurs préfacé les mémoires du célèbre espion…ce qui lui a peut-être coûté le Prix Nobel nous dit le livre.
Bref, il m’aurait été agréable de partager des verres, avec le personnage central de Kim Philby et moi, dans des hôtels de luxe libanais au lustre décati et de partir en vadrouille avec lui dans des pullmans à destination de cités mythiques comme Antioche, Alep ou encore Alexandrette où l’immense Lawrence d’Arabie a trainé ses puces, on vous l’a dit on ne croise que du beau monde.
Comme beaucoup de gens que vous rencontrez quand vous êtes expatrié ou un globe-trotter endurci, votre nouvel ami a aussi des failles, des délires un peu « mytho », vous en souriez mais il est tellement sympathique. Celui-ci a ainsi une tendance certaine à faire une fixette sur l’espionnage en ne doutant pas un seul instant qu’il ne va pas faire, un jour ou l’autre, partie du « game». Il est donc persuadé que son service militaire au Liban en tant qu’enseignant sera le sésame qui lui ouvrira les portes du côté obscur de la diplomatie…
A la lecture de ce qui précède, vous imaginez sans doute comme moi que Kim Philby et moi est un récit de voyage comme le récent et excellent L’usure d’un monde de François-Henri Désérable ou évidemment L’usage du monde de Nicolas Bouvier…mais l’auteur ou l’éditeur entretient une certaine ambiguïté puisque ce 4ème ouvrage d’Emmanuel Villin est annoncé comme un roman alors que le personnage que nous suivons s’appelle Villin ?
L’écrivain, né en 1976, fut journaliste au Proche-Orient et a donc vécu dans la région. Peu importe me direz-vous mais cela pose question, ne prédisposant en rien de la qualité et du plaisir que prend le lecteur à ce passionnant récit-roman. La phrase qui ouvre le roman est d’ailleurs : « Si l’on exclut un goût prononcé pour le whisky et les vestes en tweed, j’ai au moins ceci de commun avec Kim Philby que nous avons l’un comme l’autre été à un demi-siècle d’écart correspondant de presse à Beyrouth. ». Dont acte.
Au-delà de la relation par le narrateur de son expérience de coopérant puis de correspondant à Beyrouth au début des années 2000, c’est aussi une quête familiale que nous suivons, à la recherche de sa grand-mère levantine jamais connue. Pour se faire nous allons nous plonger, avec notre nouveau compagnon, dans la belle « carte des territoires placés sous mandat français en Syrie, 1925 » (reproduite au début de l’ouvrage), nous laisser guider par elle pour tenter de retrouver les traces de l’aïeule à Alexandrette, faire avec notre Reflex des photos argentiques de ce Beyrouth toujours pas remis des conflits passés et défiguré par l’anarchie immobilière des dernières années. Nous mènerons cette enquête comme le photographe du merveilleux Blow-Up d’Antonioni, incarné par David Hemmings. On vous a déjà signalé que l’auteur n’avait que des bonnes références…
Il est très doux d’accompagner notre héros au gré de la vingtaine de courts chapitres aux titres souvent drôles et énigmatiques : « Où l’on relate les relations transfrontalières et bibliques », « Comment la pêche à la dynamite et la boisson font mauvais ménage » (peut-être un hommage à Brautigan) et un dernier pour la route : « Où la mort d’un renardeau précipite la chute du maître espion. ».
Plus qu’un simple récit romancé de voyage doublé d’une quête de filiation, Emmanuel Villin dans Kim Philby et moi témoigne en creux de l’histoire chaotique du Proche-Orient, plus précisément celle du Liban et de la Syrie du début du vingtième siècle à notre époque, depuis les mandats français, la présence anglaise puis la chute de l’empire ottoman jusqu’à la terrible explosion du port de Beyrouth en 2020 pour finir par le cataclysme en 2023.
Kim Philby et moi est pour ceux qui rêvent encore des voyages que faisaient Nicolas Bouvier, Gertrude Bell ou encore Annemarie Schartzenbach, étonnamment Emmanuel Villin nous révèle par ce livre que le voyage est encore possible : intérieurement mais aussi et surtout sur les routes cabossées de notre monde actuel en crise : le Liban étant un parfait exemple. Il est encore temps de refaire votre sac pour partir et s’installer ailleurs sans oublier d’y glisser cet excellent ouvrage dans la poche intérieure !
Éric ATTIC