« Nord Sentinelle » de Jérôme Ferrari : une réflexion à l’humour féroce sur l’identité corse

Dans une Corse gangrénée par la violence, Jérôme Ferrari analyse la mécanique déterministe qui, pour une broutille, a conduit Alexandre Romani, un jeune insulaire, à assassiner un continental de ses amis.

 

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© Photo Marianne Tessier

Six ans après À son image, Jérôme Ferrari poursuit avec Nord Sentinelle sa quête de l’identité corse. Ici encore une dramaturgie implacable pour un de ces faits divers sanglants qui n’étonnent presque plus – un pinzutu assassiné en pleine rue par un insulaire. La mort pour Ferrari s’inscrit toujours dans un espace de tragédie, frappée du sceau du destin individuel, collectif, mythique. Y a-t-il une fatalité, une culture voire une génétique de la violence qui rapprocheraient les Corses de ces habitants de l’île de North Sentinel dans le golfe du Bengale sur laquelle nul ne peut débarquer sous peine de se voir lardé de flèches ? Et plus précisément, quel rapport la Corse entretient-elle avec les hordes de touristes qui l’envahissent chaque été et font sa richesse ?

nord-sentinelle« Nul besoin de prophétie pour savoir que le premier voyageur apporte toujours avec lui d’innombrables calamités » affirme le narrateur qui présente bien des points communs avec Jérôme Ferrari – un professeur de philosophie corse qui revient au pays après de longues années passées à l’étranger. C’est avec force analyses et détours qu’il nous raconte la saga des Romani -« une lignée de branleurs »- et tisse la toile de fond historique, culturelle, familiale, toute cette mécanique déterministe qui, par une belle soirée d’été, conduira Alexandre Romani à planter un coup de couteau dans le ventre d’Alban Genevey, un continental – pourtant son ami de longue date – qui avait eu l’outrecuidance de venir dîner dans son restaurant avec sa propre bouteille de vin. Ce narrateur est l’ami de Philippe, le père d’Alexandre, et en lui s’incarnent bien des déchirements qui le conduisent à juger avec une égale acuité les Corses et leurs envahisseurs.

Naviguant entre les époques et les genres, Nord Sentinelle nous entraîne dans un récit tantôt à la première, tantôt à la troisième personne, où les histoires se succèdent, s’emboitent, où la réflexion se mêle à la trame policière, le comique au tragique, où le merveilleux, même, trouve parfois sa place. Se tenant constamment à une juste distance des faits, le narrateur est le spectateur à la fois proche et lointain de cet « enfer » qu’il voit partout, l’historien d’un empire défunt et de ses empereurs déchus – les protagonistes ne s’appellent pas Romani et ne portent pas les prénoms de César, Philippe ou Alexandre pour rien. Et c’est un regard Impitoyable qu’il pose tant sur la victime, un riche étudiant en médecine parisien « animé par la suffisance et la radinerie », que sur son assassin, un « bon à rien », un « parasite dénué de scrupules ». Son humour corrosif et provocateur n’épargne personne, faisant du malheureux Alban l’incarnation d’un tourisme de masse corrompu et corrupteur, et d ‘Alexandre le produit d’un héritage de violence et de culte d’un honneur mal placé auquel, avec un brin d’intelligence, son libre-arbitre aurait pu le soustraire.. Un constat accablant au milieu duquel seule l’attachante Shirin, la petite amie d’origine iranienne d’Alban, un pur produit de l’école républicaine à qui le Djinn a ouvert les yeux, apporte un peu de sa lumière. Réflexion cinglante et désespérée sur l’altérité, ses contradictions, ses pièges et ses ambiguïtés, Nord Sentinelle est annoncé comme le premier volet d’une trilogie intitulée Contes de l’indigène et du voyageur. Inutile de dire qu’on attend impatiemment la suite.

Anne Randon

Nord Sentinelle
Roman de Jérôme Ferrari
Éditions Actes Sud
144 pages – 17,80€
Date de parution : le 21 août 2024

1 thoughts on “« Nord Sentinelle » de Jérôme Ferrari : une réflexion à l’humour féroce sur l’identité corse

  1. L’illustration de la couverture suggère une pénétration de force de ce tourisme de masse. Une écriture magistrale mais un constat désespérant. J’ai apprécié comme vous l’évocation personnage de Shirin, les courts récits de son enfance, et ce qu’elle est devenue, seule lueur d’espoir dans cet océan de noirceur.

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