Considéré de nos jours comme l’un des plus grands écrivains indiens, Perumal Murugan ose aborder le tabou de l’infertilité dans le couple, raconté ici à travers la force d’un amour contrarié, malmené par une communauté rurale conservatrice ne supportant pas qu’on s’échappe de la norme. Jusqu’à susciter une violente polémique en Inde.

Nous sommes dans les années 1940, dans l’Inde coloniale, plus précisément dans une région rurale du Tamil Nadu. Cela fait plus de douze ans que Ponna et Kali s’aiment. Mais voilà, le couple ne parvient pas procréer. Ils ont tout essayé pour avoir un enfant : des potions à base d’herbes médicinales, des prières, des recours à des astrologues, des déambulations autour d’une pierre magique. Leur famille pousse la jeune femme à participer à un ancien rituel permettant aux femmes mariées sans enfant de s’accoupler avec des inconnus considérés le temps d’une nuit de fêtes comme des dieux. Sous la pression, elle hésite, lui s’y refuse catégoriquement.
Porté par une langue précise et imagée, le récit relève de la chronique d’existences ordinaires dans tout l’éventail de ce qui fait une vie, décrivant le quotidien de paysans au rythme des cultures et des saisons. Il y a énormément de sensualité et de sensorialité dans ce que raconte Perumal Murugan sur le corps des époux, les odeurs, la nature, les plats préparés par Ponna.
Mais derrière la douceur du ton, on ressent la violence du groupe, ici un village d’une vingtaine de maisons, où tout le monde se connaît, s’observe, commente la vie de l’autre, où les attaques, les discriminations et le mépris accablent l’homme jugé impuissant et la femme stérile.
Quelle que soit la société, celui qui enfreint les règles volontairement, ou qui ne peut pas s’y conformer, est impitoyablement stigmatisé. Au-delà du couple qui a toute notre compassion, c’est le personnage de l’oncle de Kali qui est le plus intéressant : un célibataire endurci, très mal considéré mais qui s’en fout totalement, sa transgression passant par une farouche liberté à ne pas tenir compte de l’avis des autres. Le personnage de Kali est plus monolithique, mais celui de son épouse a une évolution surprenante, très réussie dans sa façon de se positionner face au dilemme de coucher ou pas avec des inconnus pour tenter de tomber enceinte, entre peur profonde et recherche d’une liberté qui ne lui appartiendrait qu’à elle.
Au final, on se dit qu’on a lu un conte cruel raconté avec une force tranquille, souvent poétique, l’oeuvre d’un fabuliste satiriste à l’acuité discrète. Difficile pour un lecteur occidental de comprendre comment un tel roman a pu déchaîner en 2015, cinq ans après sa sortie en Inde, une violente campagne d’intimation orchestrée par des extrémistes hindous nationalistes qui ont considéré que révéler le rituel de fertilité était un blasphème et une offense à la pureté de la caste concernée, poussant l’auteur à se retirer pendant des années de la scène littéraire indienne.
Marie-Laure Kirzy