Après le formidable Duchess, salué par la presse et les lecteurs à sa sortie en 2022, le britannique Chris Whitaker revient avec un roman magistral et imprévisible. S’étendant sur plus de trente ans, Toutes les nuances de la nuit confirme le talent de son auteur pour déployer une puissance émotionnelle de la première page jusqu’à la dernière.

Lorsqu’on fait la connaissance de Joseph dit Patch et de sa meilleure amie Saint, ils ont treize ans et vivent dans une petite ville du Missouri dans les Ozarks. Rien n’est facile dans leur vie mais ils ont trouvé un équilibre soudé par l’amitié qu’ils se portent. Tout se brise lorsqu’un acte de bravoure du jeune homme déclenche une série d’événements aussi tragiques qu’incontrôlables qui vont les dépasser dans la trajectoire imprévisible que l’auteur a imaginé pour eux.
De l’histoire à proprement parler, il ne faut rien dire de plus. Au-delà de ses 800 pages, ce livre est bien plus vaste que ce à quoi on pouvait s’attendre en lisant sa quatrième de couverture. Et c’est tant mieux ! Le lecteur va ainsi plonger dans un roman fou qui s’affranchit de toutes les assignations littéraires, à la fois mélodrame mettant en scène une histoire d’amour et d’amitié épique, saga familiale mais aussi thriller tournant autour de la traque d’un tueur en série enlevant de jeunes filles, le tout sur une large temporalité enjambant les décennies de 1975 à 2001.
Chris Whitaker a composé un casting mémorable, des principaux personnages jusqu’aux secondaires (Norma la formidable grand-mère, Misty une adolescente qui a échappé au pire ou encore Sammy le mentor fantasque), tous originaux et complexes, jamais stéréotypés mais au contraire terriblement vivants.
La narration évolue en totale liberté autour d’eux, elle sait prendre son temps comme accélérer la cadence, mais sans que jamais cela soit l’intrigue qui dicte son tempo comme dans de nombreux romans. Là, ce sont les personnages, leur évolution psychologique, leurs ressorts les plus intimes, qui propulsent l’action. Chacun ajoute ainsi une couche de profondeur et de nuances à l’histoire, au point que si vous avez oublié un détail du récit, vous vous souviendrez forcément ce que vous avez ressenti à ce moment-là. On est sans réserve avec eux, à leurs côtés, même et surtout quand leurs actions sont trop téméraires, illégales ou obsessionnelles.
A la fois lyrique et contenue, la très évocatrice écriture de Chris Whitaker nourrit une intensité émotionnelle qui ne retombe quasi jamais. Les traumatismes qu’ont vécus les personnages, soit directement en tant que victimes soit indirectement en tant que proches d’un de ces victimes, semblent façonner leur destinée. Toutes les pages sont traversées par l’urgence de la perte et la détermination à découvrir la vérité sur cette perte. Cette obsession les brûle en les empêchant de vivre et d’être heureux. Ils mènent tous leur propre quête en solitaire tout en restant connectés aux autres, les liens perdurant quand bien même le destin conspire pour les placer sur des chemins différents.
« A l’âge de dix ans, il comprit que les êtres humains naissaient entiers, et que les blessures qu’ils subissaient effaçaient les différentes strates qui faisaient d’eux ce qu’ils étaient, détruisant peu à peu leur compassion, leur empathie, et leur capacité à se bâtir un avenir. A treize ans, il découvrit que ces strates pouvaient se reconstruire lorsque vous étiez aimé, et lorsque vous aimiez. »
Derrière les tragédies qui jalonnent le parcours de Patch et Saint, la lumière perce tout de même : la possibilité de se construire une famille de cœur au gré des rencontres, la loyauté indéfectible qui unit ses membres, la persévérance, la place de l’art pour panser les plaies. La fin est superbe, au diapason d’un roman qui imprègne viscéralement le lecteur. Il est rare de lire un roman qui bouleverse au-delà de l’immédiate submersion émotionnelle. Longtemps il imprègne et imprégnera le coeur du lecteur qui aura fait le voyage aux côtés de Saint et Patch.
Marie-Laure Kirzy