Relecture queer et postapocalyptique du Roi Lear, Cérémonie d’orage est une belle révélation. Avec ce premier roman traduit en français, l’Anglaise Julia Armfield dévoile une plume aussi fine que précise. Une romancière à suivre…

Souvenons-nous de la pièce de Shakespeare : le vieux roi Lear réunit ses trois filles autour de lui. Bien décidé à céder le pouvoir, il souhaite diviser son royaume en trois. Celle qui saura le mieux lui montrer à quel point elle l’aime, héritera de la plus grande partie… Tel est le point de départ de l’une des plus célèbres tragédies du dramaturge. Julia Armfield s’approprie habilement cette intrigue dans Cérémonie d’orage qui, à bien des égards, en est une relecture moderne et passionnante.
L’action se déroule ici dans un futur proche : une pluie sans fin s’abat sur Londres depuis plusieurs années, inondant la capitale anglaise et, on l’imagine, le reste de la planète. Pourtant la vie continue : les gens vivent et travaillent désormais dans des gratte-ciels qui s’élèvent au-dessus de rues souvent devenues impraticables. On se déplace en bateau et l’humidité s’infiltre partout, y compris dans les murs des appartements rongés par la moisissure. C’est dans ce contexte – celui d’une lente mais inexorable apocalypse – que trois sœurs, Isla, Irene et Agnes, vont apprendre la mort de leur père, un célèbre architecte, un homme dur et quelque peu mystérieux. Son corps a été retrouvé dans sa superbe maison de verre, bâtie sur des pilotis mécanisés afin de tenter d’échapper à l’inéluctable montée des eaux. Isla, Irene et Agnes, toutes les trois lesbiennes et toutes les trois fragilisées par quelques secrets de famille, vont s’y retrouver et tenter de comprendre ce qu’il s’est passé.
L’un des principaux atouts de Cérémonie d’orage, c’est son décor. Loin des clichés du genre, Julia Armfield construit un roman postapocalyptique effrayant de réalisme. Plutôt que de nous dépeindre un énième monde effondré dans lequel il ne reste que quelques survivants confrontés à des hordes de créatures dangereuses, l’Anglaise nous raconte le futur dans son effrayante banalité. Les prédictions des experts climatiques se sont – au moins en partie – réalisées mais le monde continue de tourner, un peu moins rond peut-être. Les trois héroïnes mènent des vies pas si différentes des nôtres : bateau-boulot-dodo, serait-on tenté d’écrire. La pluie s’abat sans cesse, l’eau monte, Venise n’existe plus… Et pourtant tout semble continuer presque comme si de rien n’était. Et pour raconter ce quotidien là, Julia Armfield alterne les voix : celle de la ville elle-même et, bien sûr, celles de trois sœurs.
Et c’est là, dans ce portrait d’une sororie bancale et touchante, que se situe l’autre grande force du roman. Au fil des pages, on découvre trois personnages complexes, trois femmes tantôt touchantes, tantôt agaçantes mais toujours terriblement vraies. L’écriture d’Armfield, ample, précise et élégante, explore et analyse ces femmes qui tentent de tenir debout en dépit de tout le reste : le travail, l’amour, l’eau, la mort du père, l’héritage…
Et comme Julia Armfield excelle dans l’art de laisser des questions en suspens, de maintenir des zones d’ombre sur l’histoire de cette famille, Cérémonie d’orage se dévore aussi à la manière d’une sorte de thriller intimiste d’une grande finesse.
Grégory Seyer