Le 17 novembre 2008, le député de Moselle Jean-Marie Demange a tué d’une balle dans la tête son ancienne maîtresse avant de se suicider. Dix-sept ans plus tard, la journaliste et écrivaine Sophie Loubière enquête sur ce drame tombé dans l’oubli. Dans une enquête aussi exhaustive que glaçante, elle dissèque avec force les mécanismes psychologiques, sociaux et politiques à l’œuvre dans ce qui était bien un féminicide.

Dans le premier chapitre, Sophie Loubière retrace minutieusement les faits, le jour du meurtre, tels qu’ils sont connus, relatés par les témoins dans les interrogatoires de police. Mais son livre est bien plus qu’une simple reconstitution d’une affaire classée puisqu’on sait qui est le meurtrier et qui est la victime. Ce qui l’intéresse, c’est découvrir le pourquoi de ce passage à l’acte, si le meurtre était prémédité ou pas. Et aussi pourquoi l’Assemblée nationale, dans les heures qui suivent la mort de Demange, fait observer une minute de silence alors que déjà certains connaissaient les circonstances. La minute de trop pour un député, certes décédé, mais féminicide.
Durant toute la longueur de son livre, Sophie Loubière maintient une réelle tension, construisant son récit comme un thriller, alternant scènes descriptives, dialogues et pistes de réflexion à mesure qu’elle parvient à faire preuve. C’est une enquêtrice têtue et minutieuse qui parvient à recueillir des témoignages inédits, à décrire les ramifications judiciaro-policières de l’affaire, tout en proposant une hypothèse, très convaincante, sur le drame, grâce à une acuité psychologique qui permet de sonder la complexité de l’être humain.
Surtout, elle parvient à transmettre son investissement et son émotion qu’elle partage généreusement. Elle se met d’ailleurs en scène, expliquant ce qui l’a fait s’intéresser à ce féminicide, faisant des parallèles entre sa famille et celle de Demange. Ce type d’intrusion à la première personne d’un enquêteur dans son récit a tendance à cannibaliser le sujet lui-même sans apporté nécessairement un réel intérêt. Ici, cela peut déranger au départ, et on finit par trouver que cette façon qu’à l’autrice de se « déshabiller », en même temps qu’elle déshabille la psyché du meurtrier, permet de nous sentir tous concernés. Le prochain féminicide, cela peut aussi être quelqu’un de notre famille, de notre entourage, de notre voisinage.
Les mécanismes de ce féminicide sont ainsi particulièrement bien éclairés. Sophie Loubière enjambe les zones d’ombres, les fantasme, les fables, les poncifs qui peuvent apparaître lorsqu’une femme est tuée par son ancien compagnon. Elle rend vie à Karine Albert, la victime, finalement vite oubliée, et elle était mille autres choses que la maîtresse d’un homme, elle n’était pas une tentatrice qui détourne une homme plus âgé de son épouse légitime. Et non, un féminicide n’est pas que l’histoire d’un homme qui ne supporte par le départ de celle qu’il aime et a cru posséder, ce n’est pas un crime passionnel.
« Comprenez que l’origine d’un féminicide remonte bien avant la rencontre de l’homme et de sa future victime. Comme toutes les femmes ayant péri par la main de celui qui partageait sa vie, Karine Albert n’a en aucune manière, ni par ses mots ni par son attitude, poussé au crime son assassin. Les dés étaient déjà jetés. »
C’est sans doute là que Sophie Loubière est la plus convaincante, lorsqu’elle remonte la ligne du temps jusqu’à l’enfance de Jean-Marie Demange, sans pour autant chercher à excuser le crime, juste comprendre le schéma de masculinité toxique dans lequel il a été construit et enfermé.
Marie-Laure Kirzy