Et dire qu’on n’avait pas encore parlé du dernier Fauve d’or d’Angoulême sur Benzine ! C’est désormais chose faite, et on en conclut que ce prix est amplement mérité… surtout par les temps qui courent, où les attaques des démagogues sont souvent dirigées contre les arts et la culture…

Deux filles nues retrace le parcours incroyable de cette toile éponyme du peintre Otto Mueller, qui parmi tant d’autres aurait pu disparaître à jamais sous la botte des nazis. Le régime hitlérien, qui voulait mettre bon nombre d’artistes au ban de la société, avait décidé d’exposer dans toute l’Allemagne les peintures qu’ils considéraient comme de l’« art dégénéré ». Le tableau a heureusement survécu à cette période noire. Avec cet album très documenté, Luz vient nous rappeler l’importance d’être vigilant face aux idéologies nauséabondes pour qui l’art est souvent voire presque toujours suspect…
Alors que presque tout a déjà été dit sur cet album qui a remporté le fauve d’or à Angoulême (ainsi que le Grand Prix de la Critique ACBD), notamment sur le parallèle entre son thème et les attentats de Charlie en 2015, dont Luz a échappé de justesse, je n’aurai pas grand-chose à rajouter pour dire le bien que j’en pense.
Luz propose ici une narration découpée en courtes séquences, dont la première évoque le moment où Otto Mueller est en train de créer l’œuvre en question. Malgré cette impression de lire une fiction inspirée de la réalité, on est ici autant dans le registre documentaire, étant donné l’important travail de recherche effectué par l’ancien caricaturiste de Charlie Hebdo. Mais ce n’est pas une biographie puisque l’« aventure » de cette peinture se termine à notre époque, en passant par la période noire où les nazis arrivent au pouvoir, alors que Mueller vient de casser sa pipe. Le parti pris très elliptique permet une lecture assez fluide, et l’originalité de l’objet est de ne jamais montrer la peinture. Il faudra attendre la fin du récit pour en voir une interprétation de Luz lui-même, assez proche de l’original au demeurant.
Avec une économie de moyens, Luz a su produire quelques trouvailles graphiques, notamment au début où Mueller apparaît progressivement en train de peindre ses Zwei Halbakte, tandis que les silhouettes des deux femmes se dévoilent en tant que cadre scénique. Même si le style est ici plus proche des codes de la BD, Luz ne s’est pas pour autant départi de sa patte de caricaturiste, celle que j’appréciais tant du temps de Charlie. Il subsiste ici toujours une ironie grinçante, même s’il faut l’avouer, le rire était plus libérateur à l’époque où Luz s’en prenait aux Mégret de Vitrolles. Mais depuis, on peut le comprendre, l’auteur a pris en gravité depuis sa reconversion en bédéiste, et le sujet de la violence faite aux artistes ne prête pas forcément à la gaudriole. D’autant que le contexte étatsunien rend la question plus prégnante que jamais, alors que Trump a exprimé la volonté de retirer des œuvres considérées comme « wokistes » des bibliothèques…
Quant au dessin, s’il reste un peu dans l’esquisse, cela n’éclipse pas le talent de Luz dont le coup de patte unique parvient à croquer les excès et le ridicule de ses contemporains. L’auteur a su également introduire de la tendresse et de la poésie, de l’émotion aussi, prouvant qu’il a réussi par son art à se libérer — partiellement ou pas, du moins on l’espère — du traumatisme des attentats.
Venant ainsi percuter l’actualité, Deux filles nues apparaît comme un ouvrage de salubrité publique, que le jury angoumoisin a mis de façon très judicieuse sous le feu des projecteurs. Un livre qui devrait garnir toutes les bibliothèques de France et d’ailleurs, en espérant qu’un certain parti extrémiste — dont on ne citera pas le nom — ne décide lui-même de constituer sa liste noire d’ouvrages « dégénérés », le jour où il aura — si la tendance devait hélas se confirmer — les faveurs de l’électorat hexagonal.
Laurent Proudhon
Deux filles nues
Texte & dessin : Luz
Editeur : Albin Michel
196 pages – 24,90 €
Parution : 2 octobre 2024
Deux filles nues — Extrait :
