« Le Chemin de la frontière », de Grete Weil : l’amour au temps du nazisme

Posant la délicate question de la responsabilité de chacun dans l’Allemagne nazie, Le chemin de la frontière est un inédit découvert en 2020 dans des archives munichoises. Cachée à Amsterdam pendant l’hiver 1944, l’Allemande d’origine juive Grete Weil pleure son mari, mort dans le camp de concentration de Mauthausen. Elle s’inspire de sa vie et transpose en un roman tragique son histoire d’amour brisée par le nazisme en racontant le cheminement vers la conscience politique de son personnage féminin.

Grete Weil - creative commons
Grete Weil – creative commons

Le roman débute en février 1936. Son héroïne Monika, recherchée par la Gestapo, tente de fuir à travers les Alpes bavaroises, prête à gagner l’Autriche à ski. Hasard de circonstances, elle est accompagnée par un jeune poète auquel elle raconte son histoire et comment elle en est arrivée là, afin de confronter le naïf, détaché du monde, aux atrocités que le régime nazi commence à imposer aux juifs.

le chemin de la frontiere

On la suit ainsi de son enfance privilégiée au sein d’une famille de la haute bourgeoisie munichoise jusqu’à l’âge adulte. Entre Munich, Berlin et Paris, elle mène une vie insouciante avec son cousin Klaus, premier amour devenu époux ; son tempérament fougueux l’a fait brûler de mille vies avec cette assurance qui confine à l’arrogance que seule peut octroyer une vie d’héritière privilégiée.

« Vous êtes des enfants gâtés. Eveiller en vous la conscience que les choses ne pourront pas toujours rester ainsi serait une première victoire.(…) Vous êtes trop accaparés par vos petites aventures et vos petits bobos pour qu’on puisse exiger de vous le fanatisme nécessaire à notre cause. Il faudrait que vous soyez prêts à bannir de vos vies, pour l’amour d’un monde meilleur, quantité de luxes qui vous sont agréables et précieux. Croyez-moi, Monika, je sais combien franchir ce pas est difficile. J’ai dû moi-même laisser passer du temps avant de m’en sentir la force. Mais ce qu’on est au moins en droit d’attendre de vous, c’est que vous sachiez où vous situez, et quel camp vous soutiendrez le jour venu. Un homme sans conscience politique est pareil à un somnambule – tôt ou tard il finira par tomber de son toit.»

C’est cet avertissement que lui lance un vieil ami communiste juste après la victoire du parti nazi aux élections législatives de juillet 1932. Arrive ensuite l’accession au pouvoir de Hitler nommé chancelier par le président Hindenburg, puis l’incendie du Reichstag, prétexte à pourchasser les communistes, puis l’ouverture du premier camp de concentration nazi à Dachau. Grete Weil raconte avec une précision remarquable la décomposition de la démocratie allemande. On voit très précisément l’Allemagne se transformer en régime totalitaire et le nazisme gagner les esprits.

Les romans qui permettent de comprendre la grande Histoire à travers une histoire individuelle sont nombreux, quelles que soient les périodes observées. Mais là, les réflexions sur les idées et les idéologies discutées durant la fin des années 1920 et le début des années 1930 sont d’une telle qualité que la hauteur de vue de Grete Weil impressionne. La subtilité avec laquelle elle traite de la complexe question de la responsabilité collective et de l’aveuglement dont ont fait preuve les élites cultivées naturellement peu enclines à soutenir Hitler – y compris parmi ses membres tellement assimilés à la culture allemande que leur judéité passe au deuxième plan.

En parallèle, le récit ne perd jamais de vue la transformation intime et émotionnelle de Monika. Grete Weil a composé un des ses portraits féminins qui marquent. Dans ce roman d’apprentissage, les passages dramatiques liés à l’Histoire jouent un rôle décisif dans la connaissance de soi. L’insouciante, qui pensait que son bonheur conjugal pourrait créer une bulle hors du temps, devient une conscience politique qui s’éveille, d’abord doucement puis férocement à mesure que les mesures antisémites menacent son couple.

On referme le roman profondément touché par la destinée de Monika et Klaus, par la richesse de la réflexion proposée ainsi que sa clairvoyance qui le fait résonner avec le temps présent, montrant à quel point il peut être dangereux de s’extraire de la réalité politique.

Marie-Laure Kirzy

Le Chemin de la frontière (Der Weg Zur Grenze)
Roman de Grete Weil
Traduction de l’allemand par Olivier Le Lay
Editeur : Gallimard
496 pages – 24 euros
Date de parution: 10 avril 2025

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