Toujours plus clivant, Wes Anderson continue son chemin en poussant de plus en plus tous les curseurs de son cinéma dans le rouge. On aimera ou on détestera The Phoenician Scheme, selon ce qu’on attend d’un film. Et finalement, c’est très bien comme ça !

Il est loin le temps où le cinéma de Wes Anderson faisait l’unanimité critique, et arrivait même à remplir correctement les salles de cinéma (Européennes, surtout…) : l’émerveillement général devant la Vie aquatique (2004), À bord du Darjeeling Limited (2007) ou encore Fantastic Mr. Fox (2009), qui a culminé avec The Grand Budapest Hotel (2014), a fait peu à peu place à l’indifférence, voire à une profonde irritation devant les films qu’Anderson réalise avec une régularité métronomique. Car Anderson ne sort plus de son genre, tellement caractéristique et singulier qu’on l’accuse d’être caricatural, voire désormais stérile, et… ennuyeux, pour tout dire. Et il est vrai que la respiration de la vie, qui créait de sublimes bouleversements au sein de ses mécaniques narratives et formelles les plus verrouillées, semble avoir de plus en plus de mal à y pénétrer…
Acceptons tout de suite que ce The Phoenician Scheme s’inscrit dans la ligne directe de The French Dispatch et de Asteroid City, et qu’il se révèle aussi clivant que ses deux prédécesseurs : soit on aime (en gros l’inventivité folle des histoires, la vigueur farfelue des personnages, les idées stupéfiantes de mise en scène et de décors), soit on déteste (les histoires aberrantes, le sentiment d’assister derrière une vitre à une vaste « private joke » où le réalisateur s’amuse surtout avec ses amis / acteurs, l’absence croissante d’émotion). Comme si Anderson prenait un malin plaisir à fonctionner en vase clos, se moquait de ce que l’on pense de ses films, et essayait à chaque fois de pousser ses expérimentations un pas plus loin.
Ce véritable geste d’auteur – soit quelque chose que l’on célébrait il y a un demi-siècle (prenez le cinéma de Fellini comme une illustration parfaite d’une démarche similaire, qui n’a jamais recueilli ce genre de critiques) – est devenu de moins en moins acceptable dans un 7ème Art qui se doit de jouer en respectant les règles du capitalisme, ou alors d’exister seulement dans les « grands festivals » où l’on défend avant tout le cinéma politique, si possible venu de pays peu démocratiques (et c’est très bien comme ça). Ce qui irrite ses détracteurs, mais enchante ceux qui entrent dans son jeu, c’est que ce geste est aussi très enfantin : Wes Anderson s’amuse avec ses jouets – il aime les casser, aussi -, reste fidèle aux codes visuels de la BD « ligne claire » (Tintin n’est jamais loin), sans jamais oublier de célébrer la famille tout en en déplorant la violence et les horreurs.
The Phoenician Scheme (titre imprononçable pour qui n’est pas anglophone, mais que les distributeurs, accablés par l’échec commercial prévisible du film, ne prennent même plus la peine de traduire en français) introduit pourtant quelque chose de nouveau – et d’assez saisissant si on y prête attention – dans l’univers « andersonien » : la reconnaissance de la violence du monde, et du rôle incontournable du capitalisme dans la génération de cette violence. Zsa-zsa Korda est un escroc flamboyant que les US veulent absolument détruire, parce que ses montages financiers et ses projets démesurés sont à la fois dangereux (ils mettent en péril l’équilibre des marchés) et trop idéalistes (il s’agit de transformer la Phénicie – en gros le Liban – en pays moderne et opulent) : on l’espionne, on tente de l’assassiner par tous les moyens (mais il survit à tous les accidents d’avion – excellent running gag du film…), on utilise les leviers financiers les plus retors pour couler ses plans… Lui (et Benicio del Toro est, comme d’habitude, excellent) est pourtant en train de passer à autre chose : se créer une petite famille où l’on ne se haïrait plus, mais on s’aimerait vraiment, autour de sa fille Liesl, sortie du couvent pour l’occasion. Y arrivera-t-il ? C’est évidemment tout l’enjeu « réel » du film, parce que, très honnêtement, les négociations financières, qui sont apparemment au centre de l’intrigue, nous passent largement au dessus de la tête (d’ailleurs, tout cela est bien inutilement compliqué, non ?).
On savait que les meilleurs films de Wes Anderson étaient naguère ceux que la dépression minait, rongeait en profondeur. Avec ce The Phoenician Scheme, il ne s’agit plus de ça, mais bien de déployer une sorte d’énergie du désespoir : le monde, pris dans l’étau de l’argent et de la guerre, n’offre plus aucune issue. Pourtant, il faut bien se battre jusqu’au bout, même si c’est pour un rêve beaucoup plus modeste que la résurrection d’un pays : tenir un petit restaurant avec sa famille et ses amis, ce n’est pas si mal que ça, finalement…
Tout cela semble bien noir, mais, même si les trahisons se multiplient – parce que c’est là la nature humaine –, le spectateur aura de nombreuses occasions de rire : Michael Cera est épatant dans un rôle à la fois touchant et farfelu, et comment ne pas adorer la scène « hénaurme » où Tom Hanks et Bryan Cranston jouent au basket (on imagine bien combien Hanks a dû être ravi d’interpréter ce personnage improbable !) ?
Il est bien possible que, avec le recul (donnons-lui quelques années), ce The Phoenician Scheme soit réévalué au sein de l’œuvre de Wes Anderson. Mais en tout cas, nous aurons, nous, passé un excellent moment.
Eric Debarnot